Àquelle source puise le poète pour trouver l’inspiration ? Une corde sensible est activée dans le réel et l’élan lyrique se met en branle, mais celui-ci, à force d’usage, risque de buter sur le cliché. La poésie, alors, tombe dans un trou et n’en ressort plus. Si la muse trahit le poète, il ne reste qu’à chercher une autre approche, un autre procédé pour s’assurer que le poème advienne malgré tout.
Dans la brève note qu’il a rédigée pour introduire cet ouvrage qui rassemble trente ans d’une pratique relevant d’une certaine manière de ce que le théoricien américain Kenneth Goldsmith a nommé « l’écriture sans écriture », Lucien Suel emploie justement dès la première ligne le mot roussélien s’il en est de « procédé ». Car c’est bien de cela qu’il est question dans le « poème express » : de trouver un procédé le plus simple possible (et le plus rapide aussi, afin que l’intuition, le jeu, puissent se déployer dans l’instant) qui garantisse en même temps une répétition toujours productive.
Si le procédé est, en art, une manière de court-circuit qui permet de passer immédiatement de l’idée au résultat, la poésie express de Suel en représente un idéal : en choisissant au hasard une page dans un livre Harlequin ou toute autre production industrielle du même type et en barrant – « caviardant », dit Suel – avec un feutre l’essentiel du texte jusqu’à n’en conserver que quelques mots éparts ou fragments de phrases, le poète produit à peu de frais – mais en pratiquant à bon escient la seule option que l’exercice lui offre, celle du choix (quels mots ou groupes de mots conserver) – à la fois un poème et une œuvre plastique. Il en ressort donc doublement gagnant : la poésie est là, indéniablement (et d’autant plus, peut-être, qu’elle naît d’un matériau « vil »), alors qu’il n’en a pas écrit une seule ligne, et l’œuvre visuelle, instantanée, est là également (magnifiée par la répétition/variation de ses effets sur 500 pages), alors qu’il n’a fait que barrer des phrases au marqueur et numéroter la page d’un coup de tampon.
Une fois que l’on a défini le contexte à la fois conceptuel et artisanal du projet, reste à se pencher sur l’essentiel : le résultat. Autrement dit sur ce que l’inspiration du moment, marqueur en main, produit à partir d’une page de texte sans qualité (ou dont les qualités, pourrait-on dire, s’agissant d’un roman à l’eau-de-rose, sont négatives). L’exercice tient évidemment de l’équilibrisme, il s’agit, comme un sculpteur, d’évider une matière donnée pour en faire naître une forme insoupçonnée ; dès lors, le faux pas, le caviardage de trop ou de moins, n’est jamais loin.
Le poète, souvent, supprime énormément jusqu’à obtenir « directement sur le papier » une image simple : « Dans la vie, elle rayonnait. / Elle portait un pantalon / bleu électrique », nous offre le poème N°409. Ou obtenir une confession universelle qui trône au centre idéal d’une page entièrement barrée : « Je n’ai pas envie de mourir » (N°756). Ou se laisser aller à un peu de métaphysique : « Je ne sais / pas / je ne sais pas / je ne sais pas / je ne sais pas / l’univers / Je ne sais pas si ça peut / vouloir dire quelque chose » (N°734). Ou encore hasarder au détour du poème N°894 une théorie possible du poème express lui-même : « On ne peut pas faire / n’importe quoi / le choix / des mots / danger / puissance / agressivité / peur / défi / intérêt / but / chance / plaisir ».
Tout l’enjeu dans « l’écriture » par soustraction de ces 1000 poèmes (un chiffre suffisamment rond et impressionnant pour clore une pratique entamée en 1987), dont environ la moitié est rassemblée ici, consiste à s’inventer un fil au cœur d’une matière langagière d’une grande platitude. Car c’est bien cette platitude qui permet l’extraction de la pépite. De toute évidence, le projet n’eût pas fonctionné en partant d’un matériau plus noble : du Mallarmé, même sauvagement attaqué au marqueur, restera du Mallarmé. Le roman Harlequin, en revanche, trouve ici l’opportunité d’une seconde naissance, pour ne pas dire d’une naissance tout court. Ainsi, du sentimentalisme qui est son fonds de commerce peut surgir une sentence existentielle : « – N’essayez pas de lui adresser la parole / – Pourquoi ? / – Parce que vous n’êtes rien » (N°737).
Guillaume Contré
Le Livre des poèmes express
Lucien Suel
Dernier télégramme, 500 pages, 35 €
Poésie Une poésie par soustraction
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Guillaume Contré
Un imposant volume rassemble les poèmes « express » de Lucien Suel, qui s’inventent sur des pages arrachées aux bas-fonds de la littérature.
Un livre
Une poésie par soustraction
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.