Dans ce quatrième livre, Chinatown, à la dimension fortement autobiographique, comme le traducteur Pierre-Marie Finkelstein le souligne et selon ce qu’il nous précise, Ronelda Kamfer fait avant tout le choix de s’exprimer en kaaps, « cet afrikaans du Cap qui diffère de l’afrikaans standard (dont la norme a été fixée par les Afrikaners blancs) et qui est, pour beaucoup, la véritable langue maternelle. » Pour rendre compte sans détour de la réalité sociale de l’Afrique du Sud, où elle est née en 1981, elle n’hésite pas à remettre en question ce vecteur de la domination raciale que la norme linguistique représente à ses yeux : « L’afrikaans de la poésie que j’ai lue était la langue de l’homme blanc et riche. Je ne m’y reconnaissais pas. Je veux montrer que le kaaps n’est pas une langue inférieure. Qu’il se prête à la réflexion philosophique, qu’on peut écrire de la poésie avec. »
Cet ensemble de textes percutants relate la réalité quotidienne bel et bien marquée par les stigmates du racisme, de la pauvreté et de la domination masculine. Sans concession et dans une langue d’une crudité assumée, Ronelda Kamfer dresse les portraits d’hommes et de femmes, d’enfants, de jeunes adolescents, et de toute une population marginale mise au ban de la société. Il s’agit, et avec audace, de déjouer la panoplie d’une rhétorique raciste mais aussi patriarcale. Ainsi, cite-t-elle Toni Morrison explicitant elle-même la nécessité de « fusionner ces deux mondes, le monde noir et le monde féministe ». Prolongeant le questionnement de l’écrivaine américaine dénonçant le fait que les Noirs ont à « subir le mépris du reste du monde », Ronelda Kamfer tend à mettre à distance une certaine forme de « haine de soi », de « ressentiment », de « honte ». Et pour y couper court, nul élan lyrique mais le constat trempé dans une langue limpide et directe : « parfois je regarde / dans le miroir / alors je me vois / là où l’on m’a / laissée pour morte ». Et pour répondre à la puissance mortifère de cette aliénation de tous bords, elle en vient à s’autoriser une certaine dérision : « il faut bien du courage pour s’ouvrir à l’amour de soi il (le coach) attend que je dise quelques mots je dis gauchement que je ne suis pas foutue que personne n’est foutu / tout le monde m’applaudit ma mère assise au dernier rang fait un clin d’œil ironique en sortant elle me dit on va vite passer à Chinatown je voudrais acheter une paire de bottes ». L’ailleurs qui demeure ici, ce sera donc celui de l’enfance rappelée par l’intermédiaire du lien maternel et sororal, et messagère alors de son horizon heureux, celui de tous les possibles.
Emmanuelle Rodrigues
Chinatown
Ronelda Kamfer
Traduit de l’afrikaans (Afrique du Sud) par Pierre-Marie Finkelstein
Préface de Bruno Cunao
Éditions des Lisières
106 pages, 14 €
Poésie Noir sur blanc
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Emmanuelle Rodrigues
Chinatown révèle la liberté de ton avec laquelle la Sud-Africaine Ronelda Kamfer nous adresse sa parole de vérité.
Un livre
Noir sur blanc
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.