Un livre

Les Ondes

de Isabelle Dangy

Editions Passage

William Faulkner créa un territoire imaginaire, le comté de Yoknapatawpha, qui sert de toile de fond à plusieurs de ses romans, où évoluent des familles sur plusieurs générations. Georges Perec œuvra dans l’infra-ordinaire, le quotidien banal, y recensa des espaces réels ou imaginaires, tentant de les mémoriser tout en les tarissant. Le lien avec Isabelle Dangy ? Si son premier roman L’Atelier du désastre (Le Passage, 2019) mettait en scène un peintre du côté de Barbizon, site prisé par les artistes de la Belle Époque, le deuxième Les Nus d’Hersamghem (id., 2022) installait l’action dans un lieu imaginaire éponyme, situé au nord-est de la France. Un gros bourg avec son beffroi, ses manufactures, sa bourgeoisie, ses lettrés, ses associations, sa foire… Le héros, un Marseillais d’origine arménienne (un fantôme de Perec ?) l’arpentera de long en large, de jour comme de nuit, au milieu d’un charivari mélodramatique fort burlesque. Jusqu’à l’épuiser ?
Non, puisque Les Ondes le réincarne, le réanime. Plus particulièrement ses faubourgs, sa campagne, ses alentours. Isabelle Dangy, née en 1953 dans le Pas-de-Calais, est une spécialiste de l’occulteur de E. Diplômée d’un doctorat de littérature contemporaine, sur le thème de l’énigme chez cet auteur oulipien cruciverbiste, amateur de contraintes et d’élisions vertigineuses, Isabelle Dangy en impose à son écriture, à la construction de ses romans dont l’architecture révèle trois dimensions qui ne cessent de se déployer dans l’espace et le temps, mais laisse une totale liberté à la narration qui, même hachée, se révèle in fine d’une puissante force motrice et hautement jubilatoire.
Sidonie veut oublier la relation amoureuse toxique qu’elle entretient avec son demi-frère depuis l’enfance. Sa mutation dans un lycée à Hersamghem devrait favoriser cela. D’autant qu’elle n’est pas totalement étrangère au lieu. Une grand-mère, Madeleine Leleu, qu’elle n’a jamais connue, habite les environs. Cette dernière s’avère très sèche, voire acariâtre. Un jeu étrange, plus ou moins de dupes s’instaure. Sidonie aide financièrement à la rénovation de la propriété qui croule à condition que l’aïeule déballe son histoire. Bon gré mal gré, par pans, lambeaux, l’aînée se dévoile tout en insinuant un doute sur sa parenté.
Quid des ondes Martinot qui surgissent dans le récit presque ésotériques ? Ce quasi premier instrument de musique électronique, inventé grâce à la télégraphie sans fil, trône, inutilisé, dans la maison. Il appartenait à une ancienne amante de Madeleine et nous plonge au cœur d’une communauté des années 1970, secouée par des crises, des oppositions violentes, un mystère… Comme chez Perec, une partie du bâtiment, la Tuilerie, a disparu, mais pas que…
Qui est qui ? Ce flou vibratoire sur les liens familiaux, les filiations, l’identité, les « déliaisons » ainsi que l’ambiguïté des personnages instillent un trouble baroque malaisant. L’écriture, simple, ample (longues phrases élastiques), descriptive, véhicule dialogues, interrogatoires, lettres, bilans financiers, articles de journaux et un plan. Le lecteur confronté à d’innombrables pistes narratives, de rebondissements, de retours en arrière, acquiert souvent l’impression d’être sur un chantier naval, peut-être, ce que les Anglo-Saxons nomment work in progress, sans le côté clinique. En fait, il est toujours mené en bateau par la verve, la puissance d’imagination de l’autrice. Le récit jongle avec le vrai et le faux, les genres littéraires, enquête policière, roman initiatique, naturaliste, Nouveau Roman, fresque historique, livre de comptes, conte fantastique… « Tu vois, cette histoire l’a aspiré comme un courant d’air, en donnant du sens, rétrospectivement, à toutes ses incertitudes. » Le lecteur itou !

Dominique Aussenac

Les Ondes
Isabelle Dangy
Le Passage, 440 pages, 21 €