Poète, nouvelliste, romancier, Conrad Aiken est moins lu que ses amis T.S. Eliot, Ezra Pound, Malcolm Lowry qui l’admirait et dont il fut le mentor. La Dernière Visite (1925) forme la belle occasion de rendre justice à ce maître en ambiances et en personnages. Ici, chaque nouvelle campe une femme – « Miss Rooker », « Marie Schley », « Flora des Neiges ».
Le style d’Aiken nous procure le sentiment saisissant d’un livre qui aurait été écrit hier. Son titre en V.O. est Bring ! Bring ! que ne dit pas le français « Apporte ! Apporte ! » pour la nouvelle éponyme, la plus longue du recueil. « Bring ! Bring ! », cri d’un moineau mi-rêvé, mi-perçu pour de bon à la jonction du rêve et du réveil : une sonnerie pour passer de l’un à l’autre. Et les trois nouvelles fonctionnent ainsi, avec de sonores petits indices avertisseurs de l’implicite. Dans la suite d’« Apporte ! Apporte ! » – chaude en diable et pas seulement parce que c’est l’été – les grillons zippent et dézippent la torpeur en faisant « Zeek – zeek – zeek – zeek – zeek », tandis que dans « Hep, taxi » où il neige, quand O’Brien, chauffeur épuisé, veut démarrer son véhicule, ça envoie depuis le carbu un bruit de glotte – « Nga – nga – nga – nga – nga… » – et ça le refait quand il tire encore sur la manette de starter, vaine pignole du bitonio (Aiken lisait Freud). L’hiver « trop froid, probablement ». Avant que ça brûle : O’Brien sera confronté à Flora, ado fugueuse ou prostituée, qui vient se poser dans le tacot en panne. Sublime, la parade dialoguée de ces deux oiseaux de nuit, un demi-siècle avant Taxi Driver.
« Apporte ! Apporte ! » est un huis clos saturé de frôlements par gros temps de canicule. Tout tourne autour de Mrs Oldkirk, alitée, et son mari qui serre d’un peu trop près Miss Lavery, sa cousine qui traîne sa peau dans ce « peignoir du matin, en satin vert pâle. Il la mettait en valeur – oh, c’en était dégoûtant ». C’est Miss Rooker, la jeune garde-malade de Madame, qui s’indigne. « Cette idée de descendre pour le petit-déjeuner dans cette tenue –devant Mr. Oldkirk ! » Le « misroaker » en anglais, c’est le trompeur, le faussaire. Son rêve au début de l’histoire nous le signale, Miss Rooker cache son jeu. Voire peut-être se le cache. « Miss Rooker tendit son verre pour qu’on le lui remplisse, et la mousse du champagne éclaboussa sa jupe, en une grande tache. C’était sa jupe blanc cassé, que l’on boutonne tout du long avec de gros boutons de nacre. « Oh ! Dr Harrington ! » s’écria-t-elle. Le Dr Fish tendit la main pour l’essuyer – elle resta pétrifiée de plaisir et d’horreur quand au lieu de cela il défit l’un des boutons, approcha son visage moustachu très près du sien, avec un sourire ardent. Elle était dévêtue, et il lui touchait le genou. » La suite est à lire sous l’impulsion de ce rêve qui pousse, menace de tout emporter.
« La Dernière Visite » met en scène « Marie Schley » (hommage à Mary Shelley) de retour dans son quartier d’enfance : « Tout cela avait aujourd’hui une « atmosphère » – elle le dit presque à haute voix – une atmosphère ». Bien que le voyage s’avérera moins innocent que son prétexte – une visite à sa grand-mère presque morte – Marie en retirera, secouée, un tout nouveau savoir : « Subitement, la vie lui sembla incroyablement complexe, belle, et pitoyable ».
On pense à D.H. Lawrence, ses femmes averties qui savent ce qu’elles veulent ou plutôt le savent de mieux en mieux en le faisant. Aux deux sens du mot, qui le réalisent. Ou à Malcolm Lowry qui a appris d’Aiken. Sous le corset des convenances, le bouillon pulsionnel, au bord de salement déborder.
Jérôme Delclos
La Dernière Visite
Conrad Aiken
Traduit de l’anglais (USA) par Martial Doré
Sillage, 79 pages, 8 €
Domaine étranger La digue et la crue
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Jérôme Delclos
La petite musique du flux de conscience façon Conrad Aiken (1889-1973). Pour adultes.
Un livre
La digue et la crue
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Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.