C’est un livre qui ne ressemble à rien. Rien de connu par ailleurs ou de déjà lu. Il est composé de chapitres aux styles très différents, suivis d’une série de poèmes. Michèle Audin s’impose deux contraintes géographico-littéraires (ce n’est pas pour rien qu’elle est membre de l’Oulipo). D’abord elle suit le boulevard Voltaire, « la plus longue ligne absolument droite du Paris haussmannien : presque 3 kilomètres » qui s’en va de République jusqu’à Nation. Elle y effectue treize haltes et autant de chapitres. Puis elle franchit les 35 ponts sur la Seine et leur offre un poème à chacun. Voilà le dispositif, mêlant vers et prose, récits historiques et témoignages personnels, pastiches et combinaisons allègres de toutes les formes d’écriture.
Dès l’avant-propos, le ton est donné : inauguré en 1862, le boulevard Voltaire forme un triangle avec le boulevard Diderot et le boulevard Richard-Lenoir, « il donnait au pouvoir la maîtrise militaire des faubourgs Saint-Antoine et du Temple (…) où les troupes avaient eu tant de mal à prendre les barricades en juin 1848. (…) Ici on pourrait non seulement charger à cheval mais aussi tirer au canon ». Et dès les premiers chapitres, la fantaisie – qui n’empêche pas la rigueur historique – s’installe. Un lion cracheur d’eau raconte sa mélancolie de statue. En 1871, il se trouvait place du Château-d’Eau, « c’était mon tout premier printemps, peut-être le plus beau de tous les printemps. (…) Il y a eu des fêtes, de la joie, de la musique de victoire, des cris, vive la République ! vive la Commune ! » Quelle belle époque, dont se souvient le lion qui s’ennuie ferme maintenant, place Félix-Eboué, où il a été exilé.
Plus loin, c’est son histoire intime que raconte Michèle Audin, avec ce cinéma de quartier où elle a vu Céline et Julie vont en bateau, en compagnie d’un peut-être futur amoureux. On comprend que ça a marché entre eux : ils sont allés voir L’Amour fou, Les Ailes du désir… Ensuite le Saint-Ambroise a fermé, « remplacé par un marchand de voitures allemandes, puis le bâtiment lui-même a disparu, au profit d’un terrain rectangulaire longé de murs qui ressemblera peut-être un jour à un jardin. »
Quel festin, ce melting-pot de culture, de notes historiques, de regard tendre, d’engagement politique, d’excentricités littéraires ! Michèle Audin offre mises en bouche, entrées, plats, mignardises et pousse-café avec cette inventivité joyeuse appliquée à un contenu politique, historique, géographique. On se balade dans le temps. Les souvenirs d’une couturière en 1789. Charonne 1962. Le café Le Dalou, à Nation, en 2022. Et on se promet d’arpenter le boulevard en relisant le livre.
Et puis on passe à la deuxième partie, celle des ponts et des poèmes. « Le plus long pont de Paris/commence ici à Bercy/il faut laisser son vélo/et voyager en métro/au-dessus de la Rapée/débute la traversée » Hmmm… Était-ce vraiment la peine que Michèle Audin s’autoproclame poète pour en arriver à écrire ça ? Alors qu’elle est en réalité une grande mathématicienne, spécialiste de la géométrie symplectique, une sommité dans le domaine de l’histoire de la Commune de Paris, et qu’elle a refusé en 2009 la Légion d’honneur parce que Sarkozy n’avait pas donné de réponse à propos de la disparition de son père, Maurice Audin, mort sous la torture en 1957 en Algérie, après avoir été arrêté par les parachutistes du général Massu ?
Il suffit d’aller jusqu’au bout du petit texte consacré au pont de Bercy pour dénouer l’affaire. L’autrice se joue avec gourmandise du système des notes, en les multipliant à la fin de chacun des poèmes (et en surtout ne les rattachant à rien dans le texte principal) : « 14. se prêter franchement au jeu de la poésie. 15. même pour faire des vers de mirliton. » Elle a joint la liste des formes utilisées : distique, lipogramme, mésostiche, monosyllabe… Un festin, décidément.
Anne Kiesel
Paris, boulevard Voltaire
Michèle Audin
l’Arbalète Gallimard, 150 p., 17 €
Domaine français Boulevard intérieur
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Anne Kiesel
Michèle Audin, mathématicienne et spécialiste de la Commune de Paris, jette un regard malicieux sur l’artère Voltaire.
Un livre
Boulevard intérieur
Par
Anne Kiesel
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.