Pour Claire Stavaux, éditrice de l’Arche : « Pouvoir dire, c’est déjà agir. Hérité du spoken word, l’écrit pour la parole célèbre la littérature dans ce qu’elle a de plus politique. La parole prise, activement, de droit, la parole vive, qui devient action par son incantation. »
Kae Tempest précise en exergue de Qu’on leur donne le chaos : « Ce poème a été écrit pour être lu à haute voix. » Ce texte était au départ un album musical sorti en 2016. Kae Tempest, qui a commencé sa carrière sous le nom de Kate Tempest et revendique une identité non binaire, ni strictement femme, ni strictement homme, est auteur.e de textes de poésie, d’un roman et de pièces de théâtre, mais également reconnu.e dans le monde du rap et de hip-hop. Iel interprète sur scène ses textes, comme cet été pour clore le festival d’Avignon, dans l’enceinte du Palais des Papes.
Qu’on leur donne le chaos met en jeu sept personnages : Jemma, Esther, Alicia, Pete, Bradley, Zoé et Pious. Nous sommes à Londres, une ville qui devient une « forteresse réservée aux riches ». Il est 4h18 du matin. Ces sept-là sont seuls, incapables de dormir, soit rentrés tard d’un travail harassant ou bien réveillés par un cauchemar, ou encore en train de finir les cartons pour un déménagement ou trébuchant sur le trottoir après une soirée arrosée… Kae Tempest nous plonge au cœur de leur insomnie, avec des descriptions minutieuses, une attention portée aux détails, concernant les lieux habités ou les gestes des personnages. L’auteur.e cerne l’errance des pensées de ses personnages inquiets, intranquilles, malmenés par notre société de consommation effrénée. Iel dresse le portrait d’une génération désenchantée : « Génération Qui S’enfoutdetout/ produit du placement de produit/ et de la manipulation,/ brutalité, films d’action/ devoir de protection,/ allez ! nouvelles sneakers !/ coupe soignée. » Et bien sûr selfies, selfies et selfies. « (…) ils sont froids et tristes/ pas certains qu’ils existent/ ici maintenant/ lents comme du verre/ lèvres hantées par des fantômes de baisers. »
Pour briser leur immobilité, l’auteur.e convoque la tempête qu’iel porte dans son nom même. Cette nuit se peuple alors de nuages « comme de l’encre furieuse », d’un brouillard hurlant et le ciel « se déchire d’un sourire sauvage ». Les sept personnages vont sortir de chez eux, se retrouver sous la pluie pour ouvrir leurs corps à la tempête. Ensemble. Dans un final lyrique, Kae Tempest nous enjoint à nous rassembler pour nous sentir enfin vivants : « Jusqu’à ce que l’Amour soit inconditionnel/ Le mythe de l’individu/ Nous a laissés déconnectés/ perdus/ et pathétiques./ Je suis dehors sous la pluie/ c’est une nuit froide à Londres/ Hurlant à mes proches/ de se réveiller et d’aimer plus./ Suppliant mes proches de/ se réveiller/ et d’aimer plus. »
L. Cazaux
Qu’on leur donne le chaos
Kae Tempest
Traduit par Louise Bartlett et D’ de Kabal
L’Arche, « Des écrits pour la parole », bilingue, 156 pages, 17,50 €
Théâtre Ouvrir son corps à la tempête
février 2023 | Le Matricule des Anges n°240
| par
Laurence Cazaux
Kae Tempest dans un long poème dramatique nous invite à danser dans le déluge, à nous réveiller et retrouver la pulsation de vie.
Un livre
Ouvrir son corps à la tempête
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°240
, février 2023.