Oeuvres complètes
Gustave Roud, lorsqu’il est filmé par le cinéaste Michel Soutter en 1965 dans la ferme de Carrouge (dans le pays vaudois du Jorat), y vit depuis que sa famille y a déménagé en 1908, soit depuis 57 ans. Il y habitera toute sa vie, avec sa sœur Madeleine, puis seul jusqu’à sa mort le 10 novembre 1976. Fin et presque émacié, il a perdu sa fine moustache des années 30, cheveux quasi gominés, costume sombre et cravate noire, il allume le fourneau, un torchon sèche sur une corde, Roud énumère quelques faits, la petite école à Vevey où il se rend à pied, le collège et le Gymnase classique cantonal à Lausanne où il se rend en tramway, ses études de lettres. Autant dire presque rien. Mais frappe d’abord la timidité, regard fixe et parfois comme en retrait, comme s’il préservait ce qui aura fait son air de la solitude (1945) de sa propre vie, pour reprendre le titre de l’un de ses livres phares. Puis enfin, et assez vite, l’humble patience, non pas la fuite ou l’ailleurs où se réfugier (rien de plus étranger à Roud que ce sentiment, lui qui fera de l’une des phrases de Novalis – qu’il traduira et lira avec ferveur – son bréviaire : « Le paradis est dispersé sur toute la terre… Il faut réunir ses traits épars »), mais la concentration, où parfois le regard s’aiguise d’une clarté rieuse, tant les questions semblent le surprendre. Roud est d’une douceur et d’une écoute fermement conduites. Aussi c’est dans cette confiance qu’il dit une expérience essentielle à sa vie : celle d’une grande ballade faite en 1916 dans les plaines du Jorat durant quatre jours, souvent de nuit, et par laquelle il aura touché un état singulier de perception dont toute sa vie il cherchera l’écoute.
Gustave Roud est, depuis les années 30, la grande figure de la poésie romande, bien que ce ne soit qu’à 30 ans, en 1927, qu’il publie une plaquette titrée Adieu, seul livre en vers, encore sous l’emprise symboliste et sous l’influence de Mallarmé, dont il se demande dans son journal, en 1964, de s’expliquer sur « le double sens d’Adieu à la fois salutation d’accueil et prise de congé ». C’était peu dire de la contradiction qu’entrer en littérature par un tel signe. Ramuz, lui, est la figure du romancier et Charles-Albert Cingria, sur lequel il semble que Roud n’est jamais écrit, celle, inclassable, de l’écrivain tour à tour essayiste, conteur, auteur de récits, etc. En 65, Roud est donc l’auteur de deux volumes d’œuvres parues chez Mermod, une poignée de livres denses et bouleversants qu’il évoque dans une lettre à Georges Nicole comme « d’une pincée de sel ». On ne sait si l’humilité acte ici sa parole, ou s’il réfère à tout un champ, certes reconnu, mais comme placé à part, de ses activités, celles de traducteur, de diariste (centrale), d’essayiste, d’épistolier, de photographe, à quoi l’on pourrait ajouter de chroniqueur pour des magazines (Lectures au foyer, La semaine de la femme, Le Dragon romand…) auxquels sont donnés textes et photographies. Roud faisant peu de cas, comme le précise l’une des éditrices Claire Jaquier, « de la différence qui sépare l’universel reportage de la poésie, selon une idée de celle-ci que tiennent beaucoup de ses pairs en Suisse », mais pas que.
Ce qui ressort aussi de cet homme, et ce dont toute son écriture transpire, comme les torses qu’il photographie des jeunes faucheurs de sa campagne, c’est une sensibilité à fleur de peau, aussi calmement dite et vécue qu’elle se mine souvent de déchirements que les livres révèlent. Mais sans apitoiement ni pathos, telle la fin de l’un des paragraphes du Petit traité de la marche en plaine (1932) où il écrit simplement « Me voici séparé ». Un peu plus haut, dans le même livre – vœu ? élan ? –, il détaille une haie, « mouvante muraille de feuilles, luisantes et comme vernies par endroits, puis molle et mate, où le soleil très bas me peint un frère d’ombre », désirant que le bras de lumière l’enlace, « comme je l’envie, comme il coule et glisse sur le feuillage, happé par une faille disloquée, recomposant sans cesse son corps ». Les corps, ceux de la nature, des hommes, d’« Aimé », qui est plus qu’un personnage (Roud n’écrit que des récits, sans fiction aucune), mais plutôt l’emblème de tous les hommes amis, de tous les regards, des mots échangés et des rencontres. Tout ce qui fait extériorité et qui ne s’oppose plus à la vie intérieure, est scruté par Roud comme une matière sensuelle, où le désir ne cesse de se projeter afin de vérifier ce qui en lui demeure désir. Intacte expérience par laquelle la pointe de son écriture, mais aussi celle du viseur de son appareil photographique, capte la basse continue d’une persistance des choses là même où elles ne cessent de se modifier, de se corrompre, de disparaître. Gustave Roud, malgré le fait qu’il recevait chez lui souvent de jeunes poètes et ne rechignait en rien à une sorte de sociabilité véritable, se sentait différent jusqu’à, au moindre signe d’un camarade attendu, se sentir « la gorge serrée et une atroce envie de pleurer ». Cet adjectif faisait sa situation, et par euphémisme et surtout pudeur extrême, il nommait, mais très à demi-mot, son penchant pour les hommes et le deuil qu’il fit de le vivre charnellement (ce qu’il appelait, référence au Cantique des créatures de saint François d’Assise, sa « mort seconde », ou mort corporelle).
« Une fois, il a vu le Temps ouvrir ses doigts, lâcher sa prise ».
Fernand, Aimé, car il n’y a aucune dame véritablement, mise à part la sœur ou de jeunes filles, définissent chez Roud la balance déchirante de la solitude vécue au cœur de ce plein du monde. Vincent Pelissier, éditeur de plusieurs livres de Roud aux éditions Fario, précise justement trois de ses retraits vécus : géographique (sa région, son isolement), physiologique (sa fragilité de santé), « puis il y a une troisième marge, plus secreète, une redoute inté́rieure. Celle qui l’a fait solitaire, errant, toujours en dé́sé́quilibre sur l’arê̂te de sa douleur. Une fêlure intime dont sa “différence”, désir ré́primé ou tendresse retenue, ne serait peut-être que l’un des aspects, l’un des effets. Pour le dire simplement, le cœur m’a toujours paru en être un très aigu et incommensurable sentiment de perte, et de la séparation. Une fois, au moins, un miracle s’est produit : Roud en fait état dans son Requiem : l’expérience – jusqu’à l’hallucination ? – d’un rassemblement de l’ê̂tre, d’une unité́, d’une éternité́ sensible. Une fois, il a vu le Temps ouvrir ses doigts, lâcher sa prise » (in Bulletin ass. des amis de GR, N°3-4, 2014).
Il faut, pour saisir l’endurance de l’écriture de Roud, ne pas se méprendre sur ses obsessions, ses emprises sensibles, sa patience à revenir vers le motif constant de la nature se déployant, et déployant les gestes ancestraux des hommes (paysans et hommes des campagnes). C’est ce par quoi Philippe Jaccottet a aussi été saisi et ému dès ses 17 ans, et qui le pousse à le rencontrer dès 42 (leur correspondance témoigne de cette fidélité sur plus de trente ans). Cette attention n’est en rien nostalgique, ni n’a la naïve bonté du rousseauisme, mais tient à la droiture d’un primitivisme qui a marqué la culture européenne du début du XXe siècle, y compris dans ses rapports au catholicisme. Ce n’est pourtant pas le « chantre du Jorat » que Roud cherche à être, mais une fidélité écrite aux gestes d’une culture populaire à l’écoute de ce que les Grecs appelaient la phusis (soit la force et le processus de surgissement de toutes choses). Si Roud s’est tourné vers cette phusis, et les êtres qui l’habitent, ses multiples Aimé aux gestes brillants et nobles (y compris lorsque ceux-ci sont ceux de la chasse, que Roud exécrait pourtant), c’est parce que se logent en eux le surgissement d’une érotique subtile, voire le chant de l’empire du désir qui fut la face in et ex-time de son être le plus profond. Mais c’est aussi pour inventer, à partir du centre vibrionnant de ce moteur vitaliste, ce « lyrisme objectif » tel que Jules Romain en forgea le terme pour caractériser une poésie lyrique éprise de réalité. Roud ne peut certes pas se réduire à cet élan de la fin du XIXe siècle, il est bien plus ample, il offre une largesse de sensations à ses proses qui dilate la joie profonde de la rencontre, y compris la plus furtive, et cherche le noyau du réel venant à lui-même plus qu’une fidélité à la forme réaliste.
Mais c’est encore peu dire de l’unité tenace qui a conduit l’écriture de Roud toute sa vie, si on ne la comprend pas depuis cette ample chambre de résonance que furent son journal (incroyablement endurant, 1916-1976), sa pugnacité à traduire (Novalis, Trakl, Rilke, Brentano, Montale), son œuvre de fin critique (Joyce, Ramuz, Rimbaud, le grand chef d’orchestre Ernest Ansermet, la peinture dont Poussin et Cézanne, etc.), sa pratique photographique (plus de 13 000 clichés) qui aurait mérité un volume de plus à l’œuvre complète tant elle est centrale comme écriture du monde. Jaillissements photographiques de son écriture dont la souplesse allie la fermeté descriptive du peintre, telle cette note du Journal d’Italie (1920) : « le soleil est si bas que mon corps tout entier baigne dans l’ombre. Il faut lever la main vers l’olivier tout frappé de rayons orange pour qu’elle touche la lumière et devienne un lourd fruit d’ocre éclatant », ou encore ceci qui dit « l’élargissement progressif » de la sensibilité : « S. Th. la tête inclinée au-dessus d’un col crayeux et gris modelé par la lumière de trois fenêtres/ je vois les longs cils recourbés frémir selon la torpeur commençante/ quelquefois un mouvement vers le jour me laisse voir le nez franc que j’aime et ce regard bleu-vert sans abandon ».
Emmanuel Laugier
Œuvres complètes
Gustave Roud
Sld de Julien Burri, Alessio Christen, Raphaëlle Lacord, Bruno Pellegrino, Elena Spadini, Claire Jaquier, Daniel Maggetti, Stéphane Pétermann
Vol. 1 Œuvres poétiques (1452 pages),
Vol. 2 Traductions, (1000 pages),
Vol. 3 Journal 1916-1976(1290 pages),
Vol. 4 Critique (1296 pages),
Éditions Zoé, 65 €