Face à la sinistre mise aux normes qui semble vouloir submerger la planète, lire la poésie d’André Velter, c’est retrouver la vie vivante, l’envie de partir, le goût des instants où se mêlent la ferveur et le risque, la sueur et les rires. C’est se retrouver libéré des racines et des codes, c’est se surprendre à s’inventer des royaumes n’obéissant qu’à la grâce de l’océan, des étoiles et du vent. C’est avancer sous l’immensité bleue d’une lumière intérieure qui délivre et prédispose à recevoir la beauté du réel absolu à travers un rapport au monde et aux mots qui serait comme affecté d’un signe ascendant.
Né le 1er février 1945 dans les Ardennes, ce fils d’instituteur, qui a couru le monde – Afghanistan, Inde, Népal, Tibet, Chine, Extrême-Orient –, n’est pas seulement l’auteur d’une œuvre considérable mais est aussi l’homme qui a créé, sur France Culture, l’émission Poésie sur parole (1987-2008), a piloté durant deux décennies la collection Poésie/Gallimard, a dirigé avec Jean-Pierre Sicre, Caravanes, la revue annuelle de littérature des éditions Phébus, et continue aujourd’hui encore d’arpenter le champ du monde et celui des étoiles comme en témoigne Les Solitudes, un livre encore une fois emblématique de sa façon d’« habiter le monde ».
Sous un titre qu’il partage avec Luis de Góngora – ce baroque ténébreux aux poèmes déployant dans l’espace « leur sombre géométrie » faite de « bribes de constellations » ou de « relevés de galaxie » –, André Velter célèbre le trésor des ivresses vécues. L’ivresse qui naît du vin, et qu’ont exaltée bien des poètes chinois ; celle qui vient de l’instant quand il se fait offrande et sacrifice, le temps effaçant vite ce qu’il vient de prodiguer ; celle qui s’empare de celui qui s’abandonne à « ce qui est », qui accueille l’inconnu à bras ouverts, conjugue au présent « la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour » et l’infinie mouvance de la vie.
Cette façon d’être maître de son destin, de « moduler la mélancolie » à Lisbonne, de « toréer un rien d’éternité » à Séville comme de tendre les bras au vent portant ou « à la joie nue qui n’attend pas », André Velter en a fait une sorte de devise. En décidant d’être « le capitaine » de son âme, ce « fils des caravanes / qui tournent sur la terre », ce « fils des solitudes / qui chantent ce qui s’est perdu », a laissé libre cours à son amour de l’altitude (Le Haut-Pays, Gallimard, 1995), de la corrida – « Que cela plaise ou non, ma passion pour l’art du toreo n’est pas négociable. Je ne l’impose à personne, mais ne reconnais à personne le droit de me l’interdire. » (Le Tao du Toreo, avec des dessins d’Ernest Pignon-Ernest, Actes Sud, 2004) –, du cante hondo, ce chant profond dont l’émotion frémissante et nue donne la chair de poule. Et à 73 ans, il demeure « l’amant d’une belle inquiétude », et de cet impossible « qui ne prend corps / qu’aux rendez-vous du duende », ce principe de la force poétique cher à Lorca et dont la « sonorité noire » ensorcelle et ensauvage.
Cette poésie enracinée dans la matière du vivre ne pouvait que s’ouvrir aux voix autres, que s’inscrire dans le sillage de ceux qui ont mis l’action, l’en-allée au cœur de leur vie (Rimbaud, Segalen, Saint-John Perse). Et ne pouvait que donner à entendre, à travers le jeu des consonances, des échos et des citations complices, ou à travers des hommages – rendus ici à Jean-Marie Le Sidaner, Laurent Terzieff, Serge Sautreau, l’ami et le co-auteur du tout premier livre, Aisha (Gallimard, 1966) – la voix des alliés substantiels ou des compagnons que sont Bartabas ou Ernest Pignon-Ernest qui, chacun à leur façon disent le réel et la fraternité d’une façon plus frontale qu’avec des mots.
Une poésie de la célébration donc, servie par un art d’écrire revendiquant pour chaque poème le droit d’avoir sa propre forme, son propre rythme, son propre tempo et sa propre musique, c’est-à-dire sa capacité à être sens par le son. D’où une oralité qui donne à entendre le mouvement de la parole dans l’écriture, d’où aussi des poèmes se présentant comme des partitions ou des « chansons parlées », tels ceux que réunit N’importe où, un livre récital à lire et à écouter grâce au CD joint. Une manière de renouer avec les origines de la poésie, liées à la musique, au chant et à la transmission orale. Et une façon d’en révéler l’énergie tout en faisant sortir la poésie du livre. Richard Blin
Les Solitudes, d’André Velter, Gallimard, 176 pages, 18 €
et
N’importe où, d’André Velter, livre récital avec Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac, et des dessins d’Ernest Pignon-Ernest, Le Castor Astral, 120 pages, 18 €. À lire aussi, le N°64 de la revue Nu(e) qui lui est consacré.
Poésie L’ivresse d’être
février 2018 | Le Matricule des Anges n°190
| par
Richard Blin
Sans cesser de donner de l’espace à l’espace, André Velter célèbre une poésie du haut vivre qu’embrase la lumière de l’essentiel.
Des livres
L’ivresse d’être
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°190
, février 2018.