Au fin fond du Kentucky coule une rivière… la Gasping River qui « défile, vive et écumeuse, le tumulte de ses eaux pourpres déversant vers l’aval des morceaux de bois flotté et autres décombres (…) ainsi qu’un négligé en dentelle suspendu à une branche épineuse tel un spectre lubrique, et, déterré par le déluge de quelque tombe des bas-fonds, un cercueil en bois de rose (dérivant et tourbillonnant) dans le remous avant d’être emporté par le courant, et dans l’obscurité des bois (…) ce monde paraî(t) froid et caverneux, plongé dans un abîme sans fin ». Pour traverser la rivière et rejoindre les champs de maïs ou la ville, les gens utilisent un bac que gère la famille Sheetmire, Derna et Clem, et leur fils adolescent, Beam, un gentil garçon. Le coin n’est franchement pas agréable : chômage, misère paysanne, alcoolisme, corruption, péquenauds mal odorants et vagabonds parfois dangereux, bref un petit bout de paradis rural qui vit sous la férule de Loat Duncan, l’homme le plus puissant du comté, usurier et trafiquant, associé au tenancier manchot d’un bar à putes, Daryl. Quant aux fonctionnaires de police, ils vivent dans la crainte du tyran local. Pour autant une sorte d’équilibre fragile persiste en ces lieux. Un équilibre qui ne demande qu’une étincelle pour voler en éclats. Un soir, un homme alcoolisé embarque sur le ferry, cherche des noises au jeune Beam, essaie de le dévaliser et se fait tuer. Mais l’agresseur de Beam n’était pas n’importe qui. Le corps boursouflé que l’on sort de la rivière est celui de Paul Duncan, le fils de Loat, tout juste échappé de la prison d’Eddyville avec la complicité de son père. Et ce dernier, bien qu’il n’ait jamais éprouvé beaucoup d’affection pour son rejeton, a des principes : on ne touche pas à sa famille (d’autant que Paul avait au moins une valeur pour Loat : il représentait la possibilité de récupérer un rein pour une greffe). Beam n’a d’autre choix que de prendre la fuite. Ce qui ne manquera pas de déclencher une chasse à l’homme dont il sera le triste gibier.
La trame du Verger de marbre est émi- nemment classique, avec cette Amérique profonde et « white trash » qui fait tout le sel des romans de Donald Ray Pollock ou Daniel Woodrell. Ce n’est donc pas là, bien qu’il s’inscrive parfaitement bien dans cette lignée d’auteurs, qu’il faut chercher la saveur de ce roman d’Alex Taylor, mais bien plutôt quant à l’exigence d’écriture qui se nourrit de dialogues bien sentis, d’un formidable sens du détail pour décrire la nature environnante, les choses les plus banales et les êtres les plus crus, et d’une construction de personnages de haut vol. Le vrai méchant psychopathe dans toute sa splendeur, Loat, et ses corollaires, Daryl et son désir de vengeance malsain, un mystérieux et menaçant routier, un père qui s’est racheté une conduite quand il épousa Derna, laquelle fait office de mère courage, aussi lumineuse et forte que malmenée par la vie, ou encore la rugueuse Ella Daugherty, l’incompétent shérif Dunne en qui sommeille une révolte, le vieux Pete qui vient apporter son aide à Beam. Et ce dernier justement, Beam, un jeune héros, figure de roman initiatique détournée, qui n’a rien pour plaire a priori, pas très malin, plutôt lâche, atteint de narcolepsie passagère et qui, n’ayant jamais quitté les rives de la Gasping, se retrouve bien en peine quand il s’agit de fuir au-delà des frontières du comté.
Tout ce petit monde va se retrouver mêlé à la chasse à l’homme, mais cette mise en mouvement des uns et des autres va aussi provoquer la résurgence des fantômes du passé. Les quelques troubles secrets qui relient Derna, Loat, Clem et Daryl viendront expliquer pourquoi le jeune Beam a si peu de ressemblance physique avec le reste de sa famille. Est-ce que cela le sauvera pour autant de son funeste destin, c’est toute la question…
Lionel Destremau
Le Verger de marbre, Jack Taylor
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anatole Pons, Gallmeister, 272 pages, 9 €
Poches Tragédie rurale
janvier 2018 | Le Matricule des Anges n°189
| par
Lionel Destremau
Reprise en poche d’un premier roman qui fait entrer Alex Taylor parmi les auteurs essentiels de la littérature du sud des États-Unis.
Un livre
Tragédie rurale
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°189
, janvier 2018.