C’est un peu le palimpseste de la vie de Jean-Claude Pirotte – né et mort à Namur (1939-2014) – que décrypte pour nous Emmanuel Rimbert dans un livre tout en secrète connivence avec un infréquentable se disant « peintre du samedi et écrivain du dimanche ». Un livre qui n’a rien de la traditionnelle biographie mais recherche au contraire la complicité affective du lecteur pour partager avec lui la petite musique de nuit d’un écrivain intempestif, d’un peintre de la lumière, de la pluie et des jours perdus.
Un livre qui se présente comme une déambulation intime et rêveuse parmi les bribes de la mémoire éclatée de Pirotte telle qu’elle apparaît dans chacun de ses livres, et comme un arpentage de son espace mental, modelé par les images premières et les ébranlements d’une enfance jamais vraiment quittée. D’échos en glissements subjectifs, et de lieux parcourus en obsessions majeures, se met en place un portrait kaléidoscopique, un puzzle dont les images et les paysages s’emboîtent comme par magie, ou plutôt selon la logique d’une approche fraternelle de la fuyante vérité d’un homme à l’enfance fugueuse – « La pluie est une compagnie parfois meilleure qu’un parent. » –, hantée qu’elle fut par un vif besoin de liberté, de paysage et de fuite.
La Hollande et la poésie furent ses premiers amours, ce qui ne l’empêcha pas de devenir avocat. Il exercera onze ans à Namur (1964-1975) avant d’être rayé du barreau et condamné à 18 mois de prison pour avoir, selon l’accusation, favorisé la tentative d’évasion d’un de ses clients, fait qu’il niera toujours. Prenant la fuite – « L’évadé, c’est lui. » – il se lance alors dans une cavale qui durera cinq ans, jusqu’à la péremption de sa peine, en 1981. Mais le pli de l’intranquillité est pris, et son règne ne le lâchera plus. Ne possédant et ne désirant aucun statut social, vivant sans adresse, il se veut désormais « inutile », à l’image de Jacques Rigaut se définissant comme « parasite ». Une vie de nomade qui ressemble à l’art de survivre d’un errant, d’un aristocrate de la désillusion, d’un avaleur de livres n’aimant rien tant que s’égarer dans les images floues de son ancienne vie, et inventer des récits incertains qui sont encore autant de façons de prendre la fuite.
Une vie où demain « est le pays du hasard », où ce qui l’intéresse c’est ce qui lui échappe et où la consolation vient de la beauté d’un paysage, d’un ciel « brouté par les nuages », mais surtout du bistro, ce « débit de consolation » où Pirotte trouve loge et refuge, et peut boire avec ceux qui, comme le chante Léo Ferré, ont « des problèmes d’hommes, simplement des problèmes de mélancolie ». « J’aime le vin parce qu’il m’est étrange, parce qu’il m’est familier, parce qu’il est incompréhensible et fabuleux. J’aime le vin parce que je ne peux m’empêcher d’aimer les hommes. »
Une vie « à goût de feuilles mortes » qu’il évoque dans des poèmes qui alternent les éphémérides d’un cœur pérégrin avec de brèves complaintes dégingandées ou de boiteuses chansons de rue. Quant à sa prose buissonnière, elle naît d’une dysharmonie fondamentale, du désir de tisser un voile autour du vide qui, en lui, l’encombre. Alors il raconte les hauts et les bas du temps, son goût immodéré de l’obscur, du vin blanc, dit sa peur de « l’aube sale » qui annonce la fin de la féerie nocturne et le retour du quotidien. « Batteur désenchanté du blues des hébétudes », il rythme la pauvreté ordinaire des jours, met en musique sa déréliction d’homme « seul au monde comme un vagin sec », mais conte aussi les bonheurs éphémères de l’errance, les amours mortes, les sautes du vent, les signaux du hasard et tout ce que chaque instant ménage d’incomparable à qui sait l’accueillir. Des livres sans héros, aux titres souvent décourageants – Il est minuit depuis longtemps ; Sarah feuille morte ; La Pluie à Rethel… – où il ressasse ses hantises, recycle ses conversations, ses lectures (Dhôtel, H. Thomas, Perros, Robin, Jaccottet, Joubert, Michaux…), les notes de ses carnets, autrement dit sa vie de chiffonnier pour qui rien ne se perd, tout se transforme « à l’aide de la grammaire ».
Les frissons de ce lyrisme à fleur de peau, les accents de cette voix désenchantée, Emmanuel Rimbert nous les fait ressentir, tout comme il sait nimber de superbe ce qui n’est souvent que naufrage. Un livre où il distille très subtilement le désespoir teinté d’ironie d’un Jean-Claude Pirotte qui n’aura cessé de plaider contre lui-même, tout en voussoyant la beauté et en cultivant un don d’émerveillement resté intact jusqu’à la fin. Richard Blin
Pirotte, le pays du hasard, d’Emmanuel Rimbert, Pierre-Guillaume De Roux,
176 pages, 19 €
Essais Pirotte, une vie de chiffonnier
janvier 2018 | Le Matricule des Anges n°189
| par
Richard Blin
Un livre pour (re)découvrir l’âme-paysage de ce lyrique bucolique, cet élégiaque saturnien qui sera finalement resté toute sa vie devant sa propre porte, « enfermé dehors » sous un ciel de pluie.
Un livre
Pirotte, une vie de chiffonnier
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°189
, janvier 2018.