Sous un titre derrière lequel il ne faut voir aucune lamentation, Kenneth White a réuni huit essais qui s’attachent à cerner le sens, et les possibilités, d’une littérature vraiment mondiale. Après une analyse « spectrale » d’un monde « sur-humanisé » dans lequel la littérature ne prête guère de valeur qu’aux questions sociales ou psychosociales, il montre combien le rapport au monde, et donc la possibilité d’un langage-univers, ont été sinon totalement négligés du moins très peu explorés.
Par-delà le nationalisme et le cosmopolitisme, ce dont l’homme a besoin, c’est d’accueillir la sensation de penser sa relation à un autre espace-temps, celui dont le concept de « littérature mondiale », lancé par Goethe au XXe siècle, fait partie intégrante. Se frotter à l’autre, chercher – non seulement dans la culture mais aussi dans la nature – une façon de voir les choses autrement. Inverser, par exemple, le rapport, presque inné, qui pousse l’homme à toujours aller de l’intérieur vers l’extérieur, ce qui le conduit à agir sur la nature, les choses, les bêtes dans un esprit de conquête qui lui fait réduire « son monde » à ce qui lui est immédiatement utile. Il ferait mieux de se fier à un mouvement allant de l’extérieur vers l’intérieur, ce qui l’ouvre à « des influx, des influences, des inspirations » propices à un « développement maximal de l’être ».
Cette « pratique mondifiante » – qui ne peut qu’être celle d’un « esprit chercheur », « mouvant », d’un être qui sort, s’expose, pratique une approche « solitaire et silencieuse » de la grande nature –, Kenneth White l’a d’abord appelée la géopoétique. Parce que le monde n’est pas seulement un monde social ou un « nouveau monde » utopique. Parce qu’il est d’abord une nature – non pas seulement celle qui nous entoure, mais celle dans laquelle nous existons. Ce monde, au sens premier, est celui dont enfant nous faisons « l’expérience fondamentale ». Pour l’auteur ce fut la côte ouest de l’Écosse, la mer, le rivage – ses rythmes et ses lignes complexes toujours changeantes –, l’arrière-pays avec ses bois, sa lande et la montagne. Ce monde, Kenneth White l’a, dans un premier temps, qualifié de « monde blanc », puis de « monde ouvert » pour mieux signifier qu’il est constitué de formes et de structures ouvertes au mouvement des forces et des flux dont elles dérivent. Un monde que – du Labrador aux îles d’Amérique, à l’Asie du Sud-est en passant par l’Océan Indien et l’Europe septentrionale – il a parcouru, regardé avec des yeux neufs, se laissant traverser par lui, et s’efforçant de le dire au fil de ses ouvrages dits de pérégrination. Parallèlement, dans ses poèmes, c’est un langage encore inconnu qu’il cherche, celui « du flux signifiant », le langage auquel l’esprit aspire pour se revitaliser, vibrer sous le double signe de l’intensité et de l’amplitude. « Je n’ai jamais accepté de séparer complètement le monde du langage du monde biologique (phrases et souffles) ou du monde physique (paroles et pierres). »
Un livre donc qui retrace son itinéraire de « nomade intellectuel », son cheminement dans l’espace mental – littéraire et philosophique – des quelques grands « isolés » qui lui ont montré la voie : Héraclite, Parménide, Novalis, Nietzsche, Thoreau, Whitman, Melville, Rimbaud, Segalen, Saint-John Perse… Tout ce qui l’a conduit à faire ce « pas au-delà » dans l’ouvert et l’indéfini, dans la candeur incandescente d’une métaphysique de l’éblouissement et de la présence, qui est avant tout art de vivre et intensification du sentiment de vie.
Richard Blin
Lettres aux derniers lettrés,
de Kenneth White
Isolato, 136 pages, 20 €
Essais Le pas au-delà
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Richard Blin
Fidèle à sa devise – « Malgré tout » –, Kenneth White revient sur les fondements de sa pensée immanentiste consistant à redonner une direction à une culture déboussolée et à revitaliser le séjour de l’homme sur terre.
Un livre
Le pas au-delà
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.