La lecture de Proust suscite en général des pulsions – voire des vocations – critiques opposées : devenir l’exégète intarissable de la Recherche ou papillonner autour de quelques motifs privilégiés. Parmi ces motifs, Albertine exerce une fascination toute particulière sur les poètes ; Gérard Macé rêva à son manteau, Olivier Cadiot lui consacra ses travaux d’étudiant, et Anne Carson (notre photo) l’examine en moins de cinquante pages et à peu près autant de « chapitres » dans un livre qui paraît ce mois-ci.
Qu’ajouter à la somme des critiques, et que dire de plus sur ce personnage fade et ambigu, androgyne, captif mais évasif, belle plante et plante verte, silhouette au lit dormant du Narrateur jaloux ? Dire moins, semble répondre de manière tour à tour ironique et tendre Anne Carson. Elle propose de drôles de chiffres (« Dans un bon 19 % de ces pages, elle dort »), des simili-théorèmes et des micro-résumés (« Le visage d’Albertine est beau et bon vu de face mais de profil il a un aspect crochu qui emplit Marcel d’horreur. Il lui prenait la figure à deux mains et la plaçait de face. ») pour à la fois cerner cette incernable endormie et saboter la tentative d’épuisement de l’interprétation. C’est cavalièrement qu’elle convoque les noms les plus attendus, de Barthes à Beckett, les plus incertains, Hitchcock ou Zénon, et c’est comme en passant qu’elle marie bluff et métaphore, épingle un mot, parle de cabane, de nonne ou d’avion.
La collection « Fiction & Cie » n’en est pas à son premier coup d’essai proustien. En 2013, François Bon s’y attelait avec plus ou moins de bonheur dans l’épais Proust est une fiction. L’effeuillage que propose Anne Carson (et auquel prête sa langue Claro) à la fois modeste et réjouissant, parvient à créer du manque, et partant, du désir. Le « désert de l’Après-Proust », comme l’écrivaine canadienne le nomme, n’a pas besoin d’être repeuplé, il a besoin d’exister, de laisser de l’espace – joie des évocations.
Chloé Brendlé
Atelier Albertine, d’Anne Carson, traduit de l’anglais (Canada) par Claro,
Seuil, 48 pages, 10 €
Domaine étranger Butiner Albertine
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Chloé Brendlé
Un livre
Butiner Albertine
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.