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Traduction Muriel Morelli

octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187

Christs pulvérisés, de Luigi Di Ruscio

Tu connais Di Ruscio ? », m’a demandé mon ami Stefano en me tendant La neve nera di Oslo que les éditions Ediesse avaient récemment publié. « C’est un auteur des Marches qui a émigré en Norvège, son écriture est surprenante, inouïe ! » En effet, dès les premières pages, je suis émerveillée, je jubile déjà à l’idée de le traduire, mais aussitôt après la tâche me semble un peu folle : comment vais-je me dépatouiller avec cette langue étrange qui mêle oralité, registre littéraire, inventions langagières, sans compter la syntaxe parfois aléatoire et quelques passages dont le sens reste obscur ? En tout cas je me lance et propose aux éditions Anacharsis de publier les romans, ou plus précisément les « mémoires romanesques » d’un poète italien qui depuis Oslo a construit sans relâche une œuvre où fusionnent autobiographie, histoire collective et réflexions métapoétiques. Nous commençons par La Neige noire d’Oslo (2014), suivi de Palmiro (2015) et de Christs pulvérisés qui paraîtra à la fin du mois. Comme dans Palmiro, Di Ruscio y raconte ses années italiennes avant son départ pour la Scandinavie en 1957, une époque entre fascisme, résistance et reconstruction dans un pays encore rural, avant les grands bouleversements culturels et économiques des années soixante. Mais dans Christs pulvérisés le thème de l’écriture, esquissé dans Palmiro, devient central. Le récit s’ouvre sur le choc de la naissance pour s’étoffer à coups de flash-back et de prolepses, de retours au présent de l’écriture qui interrogent l’œuvre en construction. Le narrateur et double de l’auteur, alias le soussigné, tire les fils d’un récit hybride, qui pulvérise joyeusement les genres littéraires en introduisant des personnages et faits imaginaires dans l’autobiographie et la chronique historique : « Honorable lecteur, ayez l’amabilité de comprendre que je transcris ce roman mémoriel tel qu’humainement je m’en souviens bien qu’inopinément le chaos de la dernière ou l’avant-dernière année de ce millénaire s’immisce dans la moisson des années de jeunesse du poète Smerri, et pour ne rien vous cacher en ce 30 décembre 1999 (4 h 30) je suis en slip devant mon ordinateur en train de revoir pour la énième fois ce foutu roman où tout est quasi imaginaire malgré la manie de cette maudite réalité à vouloir s’immiscer dans des événements qui ne devraient pas dépasser les années cinquante ». Le fil rouge reste la formation d’un poète pétri d’idéaux révolutionnaires, aux prises avec le mépris de classe et le monde littéraire où il cherche sa place. On retrouve, cités, commentés ou rencontrés tous ceux qui ont alimenté sa vocation : Dante, Giordano Bruno, Leopardi, Montale, Pavese, Gadda, sans oublier Fortini et Quasimodo, qui l’ont adoubé et fait entrer en littérature.
Christs pulvérisés revient sur ces années d’apprentissage, les premières pages racontent l’expérience désastreuse de l’école avec un instituteur du régime fasciste qui mène une lutte acharnée contre le dialecte et la culture populaire, et « mitraille » de rouge les rédactions du jeune Di Ruscio. L’enfant comprend vite l’enjeu politique d’un enseignement de la langue visant à entériner l’exclusion des classes populaires dont il fait partie. Les normes sont un moyen pour les classes dirigeantes (ou aspirant l’être) de confisquer la langue, il en fait l’expérience humiliante lorsqu’il fait lire ses premières poésies à ses camarades du Parti communiste en mal de respectabilité : on se moque de ses fautes d’orthographe et de grammaire en le renvoyant à ses origines prolétaires. Contre ce qu’il considère être à la fois une injustice sociale et un frein à la créativité, Di Ruscio invente une sorte d’idiolecte où la langue littéraire se conjugue à l’irrévérence de la langue du cancre pour créer un espace utopique où tout est permis : les fautes, les lapus, les barbarismes, les néologismes, les mots inventés, l’emploi parfois « fautif » de la syntaxe et des temps.
On l’aura compris, pour le traducteur, les difficultés ne manquent pas.
Le style Di Ruscio est déroutant, car si l’écriture littéraire se propose toujours de subvertir la norme, chez lui c’est permanent, les emplois sont la plupart du temps décalés, on est à l’opposé de l’expression lexicalisée dont le traducteur s’efforce de trouver l’équivalent dans la langue d’arrivée. Bien que l’oralité soit très présente, sa langue ne correspond en rien à ce que l’on attendrait d’un langage populaire, avec ses tournures « relâchées » et ses expressions imagées. J’ai donc passé beaucoup de temps (sollicitant parfois l’aide de collègues italiens) à mesurer le degré d’étrangeté des constructions et du lexique afin de pouvoir recréer le même écart en français. Il fallait absolument résister à la tentation de polir une écriture qui produit des fulgurances justement par son caractère aventureux, chaotique. Le style de Di Ruscio est résolument somptueux, mais parfois c’est moche et on ne comprend pas bien, il a fallu se débarrasser de la triste petite voix qui disait : « Là on va penser que tu traduis mal ». Le processus libératoire de la langue de Di Ruscio est d’autant plus efficace et contagieux qu’il se moque de l’esthétique, l’important c’est de jouer : norvégique, écrivage, assassinement, éblouition, palmirique, pourquoi les suffixes ne pourraient-ils pas circuler librement ? Traduire cet auteur c’est aussi aller chercher l’énergie de sa propre langue, entrer dans un rythme torrentiel, une respiration ample. Impossible de ne pas être contaminé par ce plaisir de l’écriture qui est la fois son gouvernail et sa marque de fabrique : « à la somme de toutes les souffrances, soustrayez la joie du soussigné ». Et puis il y a des cadeaux, comme ces deux lapsus que je n’avais pas réussi à traduire et qui sans que je m’en aperçoive (c’est le principe) se sont produits à d’autres endroits du texte en français. Ils étaient si dirusciens que le correcteur avisé les a laissés. Formidable, ça travaille tout seul, j’ai pensé.

* Christs pulvérisés, de Luigi Di Ruscio, paraît aux éditions Anacharsis le 24 octobre.

Muriel Morelli
Le Matricule des Anges n°187 , octobre 2017.
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