Les collégiens latinistes – espèce en voie d’extinction – se rappellent sans doute cet avertissement de Sénèque à son ami Lucilius : « Tecum fugis. Animum debes mutare, non caelum », ce qui signifie, adressé à celui qui prend aujourd’hui son billet d’avion pour la Thaïlande ou les Maldives : « Tu te fuis toi-même. C’est ton esprit que tu dois changer, pas seulement le ciel » ! En effet, pour beaucoup d’entre nous voyager n’est qu’un divertissement, au sens pascalien du terme, un moyen de se détourner de soi, de ses tracas ou de l’examen intime et honnête qu’une vie insatisfaisante exigerait. Pour Russell Banks, dans les expériences du moins qu’il retrace ici, c’est bien du contraire qu’il s’agit : non pas se fuir mais tenter de se retrouver, non pas se déprendre de soi grâce à la distance mais essayer de se comprendre.
Ce recueil de textes est composé de deux parties fort différentes : si la seconde rassemble des textes écrits sans doute tout au long de plusieurs décennies, la première – à nos yeux la plus riche – relate, pendant près de 150 pages, un unique voyage. En voici l’incipit, révélateur : « Un homme qui s’est marié quatre fois a bien des explications à fournir. Surtout, peut-être, s’agissant d’un homme originaire du Nord de la Nouvelle-Angleterre, âgé de quelque soixante-quinze ans, qui depuis son adolescence a toujours rêvé d’évasion, de jeunesse perpétuelle, d’incalculables richesses, de renouveaux érotiques, narcotiques ou sybaritiques, de grandes aventures amoureuses, de mystère et d’intrigues, et qui, très souvent, a dirigé ces rêves vers les Caraïbes ». Il s’agit du récit d’une sorte de voyage de noces de Banks avec sa troisième épouse, en 1988, dans les Petites Antilles, payé par un magazine pour lequel il doit écrire un reportage. Bien entendu il nous fait découvrir ces différentes îles, plus ou moins intactes ou dénaturées, les décrit toujours avec précision, avec émerveillement parfois, raconte des rencontres, brosse le portrait de certains habitants. Il enrichit le récit de réflexions sur des thèmes qui sont aussi ceux de ses romans : l’esclavage et ses séquelles, la décolonisation, les ravages de la modernité, les destins hors norme de certains individus qui ont voulu larguer les amarres… Mais c’est bien la dimension autobiographique qui domine : Banks ne cesse de retrouver les traces de celui qu’il fut, et qui voyagea parfois dans ces mêmes îles, durant ses deux premiers mariages ou dans les années profondes de sa jeunesse enfuie. Il ne cesse alors d’essayer de comprendre cet être-là, et le juge avec un mélange de clairvoyance un peu apitoyée et de perplexité. S’il déclare au détour d’une page qu’il est peut-être devenu romancier pour « dire la vérité en évitant tout ce qui pouvait ressembler à une confession », c’est à une telle confession qu’il se livre, ici pour le lecteur, mais, durant ce périple, pour que celle à qui il vient d’offrir de partager sa vie sache à quoi s’en tenir sur lui. Et certains aveux assombrissent parfois l’éclat des admirables couchers de soleil tropicaux, puisque « ce retour délibéré sur les lieux (…) suivi, au moment où j’écris, par un débordement de souvenirs, me permettent de revivre à soixante-quinze ans l’expérience vécue jadis. De presque revivre. Car, en son centre même, surnage un petit cercle opaque et gris, une absence, derrière laquelle se cache quelque chose de honteux ».
Les textes de la seconde partie relatent également, chacun à sa manière, une semblable confrontation de Banks avec lui-même. C’est la femme qu’il aimait autrefois qu’il cherche, inconsciemment, et ne trouve pas, dans cette fête – anniversaire de l’université Chapell Hill, où il vécut les luttes des années Vietnam. C’est aussi, dans ces expériences extrêmes de randonnées et d’escalades dans les Andes ou l’Himalaya, le désir de voir jusqu’où il peut aller qui le mène, la volonté de savoir quelle maîtrise de lui-même lui est encore accordée, et pour combien de temps. Croisant, au pied de l’Everest, un « vieux bonhomme » épuisé dans lequel il doit bien reconnaître son « double » et sa « Némésis », il finit par s’accorder ce satisfecit : « Il ne faisait rien d’autre que prendre la mesure de ses limites physiques absolues, noter la proximité de la fin de tout, s’approcher autant qu’il le pouvait de ce saut dans le vide tout en restant debout sur la planète. Ce n’était pas un vieil imbécile. Et s’il ne l’était pas, je ne l’étais pas non plus. »
Thierry Cecille
Voyager, de Russell Banks
Traduit de l’américain par Pierre Furlan,
Actes Sud, 317 pages, 22,50 €
Domaine étranger Russell Banks, sur ses pas
mai 2017 | Le Matricule des Anges n°183
| par
Thierry Cecille
Toute sa vie, l’écrivain américain a voyagé, attentif aux autres bien sûr, mais peut-être à lui-même avant tout – pour se connaître, ou se reconnaître.
Un livre
Russell Banks, sur ses pas
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°183
, mai 2017.