Je la voyais sur la ligne de flottaison, entre le ciel et la mer. Tu sais, la fine ligne d’écume qui sépare au matin, par temps calme, le ciel laiteux du bleu pâle des eaux. Ah, ce bleu ! Je ne sais pas si tu as jamais vu ça. Je ne sais pas si ça existe ailleurs, c’est un bleu, très particulier, que la Caspienne révèle, certains jours, à l’aube. À peine visible, elle semblait dériver vers le large, tel un objet abandonné, à une distance indéterminable, peut-être cent, peut-être deux cents mètres, difficile à dire dans les remous de la mer. »
L’ouverture de ce roman est à la fois captivante et mystérieuse : qui est ce narrateur ? À qui s’adresse-t-il ? Qu’observe-t-il, quelle forme ou quel objet, dans ce bleu si particulier de la Caspienne, nom qui éveille en nous des échos d’un Orient indéfini ? Il nage et se rapproche de celle qui, dans ces premières pages, apparaît comme une sorte de sirène, une créature des flots mais surtout un être de fuite et de désir, la femme qu’on ne peut qu’aimer. Le narrateur a 12 ans, cette jeune femme a 15 ans, elle est sa cousine, elle se nomme Niloufar, il l’appelle, comme tous ceux qui l’adulent, l’idolâtrent Nilou. La mer, elle, baigne et illumine de son éclat, durant les vacances estivales, ce vert paradis des amours adolescentes, sinon consommées du moins espérées, Chamkhaleh, modeste station balnéaire de la côte iranienne de la Caspienne. Nous sommes dans les années 70, Niloufer et ses amies, quand elles sortent de la « maison rose » que possèdent ses parents, bien nantis, peuvent se promener sans voile, dévoiler leur chair aux mâles débordants de testostérone. Le narrateur, lui, profite de la proximité familiale puis amicale avec Niloufer (il la désire mais elle ne voit sans doute en lui qu’un enfant) pour tirer de ses amis considération et avantages divers.
Javad Djavahery, en une langue à la fois simple et charnelle, d’une admirable clarté, semble, dans un premier temps, vouloir simplement dépeindre les tourments des jeunes désirs et, en parallèle, nous faire partager – il y parvient – la fascination pour la figure désirable de Niloufer. Mais peu à peu, comme le ver dans le fruit, comme le serpent dans le jardin d’Éden, le doute s’immisce, le ciel s’obscurcit. Nous comprenons que nous lisons en fait une confession, que le narrateur, devenu adulte, adresse à un interlocuteur dont nous ne saurons presque rien, sinon qu’il s’agit d’un compagnon de lutte, d’un camarade. C’est que l’Histoire, celle de l’Iran contemporain, va venir défaire les liens que la jeunesse avait tissés, détruire les espoirs qu’elle avait suscités. Un peu comme dans Le Jardin des Finzi-Contini, le chef-d’œuvre de Bassani, une sorte de nostalgie douloureuse envahit progressivement le récit, dote d’une sorte d’aura à la fois éclatante et funèbre les étés désormais abolis – et chaque personnage va devoir affronter ce que l’Histoire lui réserve. Alors que c’est sur le fascisme de Mussolini puis la Shoah que se fracassent les personnages de Bassani, c’est ici la révolution islamique, la guerre entre l’Iran et l’Irak, puis la dictature du régime khomeyniste qui conduisent les uns sur le front, les autres en prison, où la torture et les exécutions les attendent.
Le narrateur, lui, ne cesse de se dépeindre comme « un traître », une figure exemplaire de la traîtrise : il trahit l’amitié, il trahit les idéaux qu’il défend, en vérité il avoue n’avoir toujours recherché que des formes diverses de domination sur autrui. Pour tenter de séduire Niloufer, il s’est fait son mentor politique, lui a enseigné l’idéologie que les livres subversifs qu’il dévore lui ont permis d’élaborer. Mais Niloufer, si elle l’admire et l’écoute, plus attentivement, plus fanatiquement même qu’il n’aurait pu le souhaiter, ne l’aimera jamais : les noces qui les réuniront ne seront pas celles du désir, mais bien celles du désespoir et de la mort.
Thierry Cecille
Ma part d’elle, de Javad Djavahery
Gallimard, 185 pages, 16,50 €
Domaine français La part du feu
mai 2017 | Le Matricule des Anges n°183
| par
Thierry Cecille
Retraçant avec sensibilité une éducation sentimentale et politique, Javad Djavahery nous livre une peinture tragique de son pays natal, l’Iran.
Un livre
La part du feu
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°183
, mai 2017.