Il y a trente ans, quelques universitaires, un peu allumés, développèrent une nouvelle discipline, la banalyse. L’étude du quotidien, dans ses dimensions les plus anodines, prosaïques. Le Puy de Dôme, mais aussi les contrées de l’ex-Bloc soviétique furent leurs terrains d’investigation. Le roman de Sasa Stanisic apparaît au premier abord comme un prolongement littéraire de ce courant. Il se déroule en ex-RDA, dans la bourgade et région de Fürstenfelde. Un pays qui n’en finit pas de se languir, de digérer à la fois la réunification, la période communiste et le nazisme. Un fort taux de chômage, de la xénophobie, beaucoup de retraités, quelques ados en déshérence. Présent et futur y paraissent improbables.
Ce pays, Sasa Stanisic, né en 1978, de père serbe et de mère bosniaque, ayant fui la Yougoslavie en 1992, vient de le découvrir, de le faire sien. Pourtant, il parvient avec un rare sens de l’observation, alternant descriptions de détails infimes et globalité à en capter la fumure, l’ennui, le décalage. Il n’en reste pas là. Inversant le processus, il finit par le réenchanter. Reliant les vivants et les morts, réexhumant us et coutumes, textes anciens, procès, il le confronte à son passé, élabore une chanson de gestes, sorte de tapisserie de Bayeux en art brut, de Légende des siècles.
La chronique débute par la mort du passeur. Depuis la nuit des temps, ce dernier lie, relie les habitants. Quelque chose ici s’est rompu. Mais la vie doit continuer. Le village est censé préparer une fête. Même la télévision viendra. S’ensuit une galerie de portraits contrastés, à la fois lucides et pittoresques, acerbes et presque tendres. Madame Kranzm à 95 ans n’en finit pas de peindre son village. Ex-lieutenant colonel de l’Armée populaire, Monsieur Schramm adopte des comportements suicidaires. Ditzsche est un très réputé éleveur de poules, mais ancien facteur, toujours soupçonné d’avoir lu le courrier de tous les habitants pour le compte de la Stasi. L’homme Adidas, personne ne le connaît. Il n’apparaît qu’au petit matin, dans la boulangerie, le survêtement déchiré. « Debout à la table haute dans le coin, il joint les mains comme pour une prière. » Tout le jour, le bourg semble somnoler dans le réel, la normalité. La nuit, des ombres s’insinuent çà et là, accomplissent de curieuses tâches… Ici, comme dans une fable, les lieux, les choses, les animaux apparaissent doués de pouvoirs. Le double lac se révèle magique. Les cloches, livrées à elles-mêmes, annoncent des événements extraordinaires. La renarde qui traverse tout le récit développe une dimension de sur-animalité. Nous ne sommes pourtant pas chez Kusturica. La fête est pudique, parfois grave, souvent drôle, mais d’un burlesque pathétique, voire métaphysique. En apparence le roman ne semble présenter qu’une succession de nouvelles, de textes plutôt brefs, passant du coq à l’âne. Mais les indices et impressions distillés parcimonieusement se coordonnent rapidement en une trame narrative remarquable d’inventivité.
Conteur hors pair, Stanisic a appris l’allemand à 14 ans et entretient depuis un rapport quasi philologique à cette langue. Il transparaît dans son écriture où il développe des styles littéraires différents, des tournures linguistiques pas toujours congrues, alternant le parler jeune, argotique, le vieil allemand, la graphie gothique, des textes de chansons anglo-saxonnes, des alexandrins. Un de ses personnages, jeune adulte, sorti tout droit d’une pièce de Shakespeare ou d’un roman de Bret Easton Ellis, rime comme il respire. « « Avant que de partir, te regarder voulions, il faut le dire ! », affirme Ku en contemplant le crâne. Il grattouille avec son index la terre coincée dans ses orifices. »
Dominique Aussenac
AVANT LA FÊTE de SASA STANISIC
Traduit de l’allemand par Françoise Toraille,
Stock, 365 pages, 22 €
Domaine étranger Échos d’un pays ordinaire
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Dominique Aussenac
Une chronique villageoise subtilement déjantée, délivrée avec brio par l’écrivain serbo-bosniaque Sasa Stanisic.
Un livre
Échos d’un pays ordinaire
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.