Quinze narrateurs se partagent l’espace du récit de Krisztina Tóth : quinze narratrices plus exactement qui, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, construisent une histoire en forme de vitrail. Tóth est l’une des poètes hongroises les plus importantes de sa génération. Née en 1967 à Budapest, elle est également la traductrice de Yves Bonnefoy et de Guy Goffette. Dans Code-barres, elle bâtit une polyphonie cinglante où les personnages, comme chez le dramaturge polonais Slawomir Mrozek dont elle aime l’univers, désarticulent leurs corps ridicules de pantins en attendant la fin de l’histoire…
Si le récit s’ouvre et se clôture sur une agonie, si la mort y est omniprésente autant que la maladie et tous les « miasmes morbides » que le corps est susceptible de produire (sang, sperme, pus, bile, merde), l’entièreté de l’ouvrage est sous-tendue par une dualité toute baudelairienne entre spleen et idéal. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » avouait le poète à sa belle hétaïre Jeanne Duval. Profession de foi dans le sillage de laquelle K. Tóth s’inscrit en affirmant que « dans la poésie tout comme dans la prose, c’est de la précision inquiétante et chirurgicale que naît la beauté ». Et c’est au scalpel qu’elle incise, creuse et extirpe. Une petite fille en camp de vacances des jeunesses communistes qui d’un trou rouge à l’épaule échappe in extremis d’une septicémie. Une adolescente atteinte de leucémie, divaguant allongée sur son lit : « Je pensais que, si je me coupais les veines maintenant, un liquide blanc et dense dégoutterait avec une lenteur infinie sur le tapis et que, d’ici ce soir, il se coagulerait et se couvrirait de peau, comme le lait tiède ».
La présence systématique de sous-titres accompagnant chaque chapitre – « (Ligne de démarcation), (Ligne de vie), (Ligne de crête), (Dernière ligne) » – annonce une démarcation, une brisure, une frontière entre le monde et soi ou entre soi et les autres. Sous le grotesque et l’âpreté apparente des dialogues, le tragique et la dignité affleurent, les personnages cherchent désespérément un sens à leur existence sans y parvenir. Toutes les nouvelles du recueil évoquent le tiraillement entre le sujet qui observe et celui qui agit, celui qui perçoit et celui qui se souvient, celui qui sent et celui qui imagine.
Pour autant, le réel n’est pas uniquement mis en scène pour sa violence et sa dimension déceptive. Les affres de la maladie disent également les lésions historiques d’une Hongrie dont le territoire n’a cessé de se rétrécir au cours de son histoire. Un monde profondément mouvant dont seule la parole poétique semble pouvoir garantir la permanence. En outre, cette expérience fondamentale d’être à la fois sujet et objet de ses actes, n’est pas sans rappeler le comportement schizophrène des individus à qui la dictature (de l’époque kádáriste, ici, puis de l’après) impose la maîtrise d’un double langage.
Une structure à l’image du code-barres (symbole des objets qui parviennent de l’Ouest) qui, bien plus qu’une variation exclusivement plastique de blanc et de noir, se fait principe littéraire où contrepoints, ruptures et décrochages déplient une histoire qui en cache une autre, plus lointaine ou moins immédiatement perceptible. La nouvelle intitulée « Sol froid » est, de ce point de vue, assez emblématique : une femme invitée au Japon pour y parler de ses livres en profite pour liquider les restes d’une histoire d’amour sous forme de papiers blancs qu’elle enfouit dans le creux d’un arbre, accroche sur un fil, cache dans la bouche d’un lion de plâtre…
Code-barres est-il un recueil de nouvelles, un récit polyphonique ou une autobiographie ? La question s’encombre peu de la taxinomie tant le texte de Krisztina Tóth est une œuvre singulière qui concentre en une succession de moments terrifiants la complexité fragile de l’écriture et de la vie. « Car je savais que tout cela, ce ne sont que des minutes, des heures, des années (…). Qu’il en sera ainsi. »
Christine Plantec
Code-barres, de Krisztina Toth
Traduit du hongrois par Guillaume Métayer
Gallimard, 202 pages, 18,50 €
Domaine étranger Lignes brisées
juillet 2014 | Le Matricule des Anges n°155
| par
Christine Plantec
Premier roman de la Hongroise Krisztina Tóth, Code-barres joue de l’inquiétante étrangeté d’être.
Lignes brisées
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°155
, juillet 2014.