Un macchabée tout nu appelait sa mère, un vieillard miteux pleurnichait, un monsieur décoré hurlait qu’il allait mourir, sans préciser ce qu’il entendait par là et un chapeau melon complètement affolé roulait par terre, poursuivi par trois petits ratons joyeux. » : bienvenue dans le cimetière de revenants où s’est égaré Tulipe, le héros, et où nous entraîne Roman Kacew. Il faut bien avouer qu’entre la prose débraillée du Vin des morts (1933-1934) et la sobriété d’Éducation européenne (1945), premier roman « officiel » de l’auteur, qui décrit l’apprentissage bouleversant d’un jeune résistant polonais et conquiert la critique de l’époque, il y a un monde.
Sur une trame fantastique et burlesque inspirée d’Edgar Allan Poe (Le Roi Peste), le jeune romancier propose au lecteur une version décapante de la nékuia antique, cette descente aux Enfers qui consiste à plonger le héros épique parmi les ombres aimées et glorieuses. Ici, ce n’est point Enée qui retrouve son père Anchise, ou Orphée son Eurydice, mais un ivrogne qui croise pêle-mêle des flics en goguette, des Sœurs paillardes et des moines branleurs, des Boches en pleurs et un enrhumé sans nez, une famille de suicidés au gaz. On est plus proche de la veine scatologique qui court de Rabelais au Céline du Voyage au bout de la nuit (et son impertinent passage des Enfers métamorphosés en chiottes publiques). Monosyllabes, cascades d’adjectifs et d’interjections (jets en tous genres d’ailleurs), rafales de verbes, calembours à gogo et doubles sens sexuels à tire-larigot font de ce texte une composition hétéroclite et pas toujours heureuse de scènes et de tirades.
C’est pourtant l’humour très noir, l’insolence et l’angoisse ravageuses que l’on retrouvera, de Tulipe à La Vie devant soi ; un texte satirique qui sape d’emblée les autorités (irrévérencieux passage par exemple que celui où un soldat français déguisé en boche confie à Tulipe que le soldat inconnu enterré sous l’Arc de triomphe est un authentique Teuton avec qui il a troqué la place) ; un texte inaugural qui résonne étrangement avec les mots de la lettre posthume et vengeresse adressée à la presse, Vie et mort d’Émile Ajar (1981) : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. »
Le spécialiste de la sexualité et acquéreur du manuscrit Philippe Brenot retrace dans une brillante préface et dans un petit livre moins inspiré (Romain Gary de Kacew à Ajar) l’histoire de ce texte longtemps dédaigné par Gallimard ainsi que les aléas de sa dissémination dans les livres suivants (notamment dans Gros-Câlin et La Vie devant soi). Il fait du Vin des morts, de façon un peu exagérée et exaltée, la clef de voûte du système imaginaire et identitaire du romancier.
Ce n’est pas la parution du Sens de la vie, un entretien donné par Gary quelque temps avant sa mort à Radio-Canada qui renouvellera sa lecture (on y trouvera condensé en cent pages ses mythèmes favoris, telle l’allégorie du caméléon rendu fou sur un plaid écossais, image de l’écrivain aux dix noms), mais bien plutôt le passionnant numéro de la revue Europe que lui ont consacré Maxime Decout et Julien Roumette. Les articles pointilleux de Stéphane Chaudier et de Jean-François Hangouët analysent le style de La Vie devant soi et les citations fétiches de Gary ; les enjeux les plus intéressants qui se dégagent du recueil remettent en perspective l’engagement lucide, l’humanitarisme grinçant et le souci écologique de l’auteur – enjeux à la lumière desquels la prochaine rentrée littéraire gagnerait à être examinée (de Laurent Mauvignier à Alice Ferney). Gary qui fait rire, Gary qui fait pleurer : voilà la double facette qu’explorent les critiques et que fait éclater Le Vin des morts.
Chloé Brendlé
Le vin des morts, de Romain Gary
Gallimard, 234 pages, 17,90 €
Histoire littéraire Le retour de Roman
juillet 2014 | Le Matricule des Anges n°155
| par
Chloé Brendlé
À l’occasion du centenaire de Romain Gary, a ressurgi des limbes un détonnant inédit de jeunesse.
Un livre
Le retour de Roman
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°155
, juillet 2014.