Claire Keegan aime à prendre son temps. Plus de dix ans se sont écoulés depuis la parution au Royaume-Uni de son premier recueil de nouvelles, L’Antarctique. À travers les champs bleus propose huit nouveaux récits. Si le décor reste le même, des histoires toutes simples, un soin extrême apporté aux détails, le ton a un peu changé. Il y a plus de retenue, de silences, dans ses familles déchirées, ses personnages abîmés. On retrouve cette douleur sourde, lancinante, et cette étrange douceur, qui traversaient déjà Les Trois lumières (publié en France en 2011, en réalité postérieur aux textes qui composent ce recueil). Claire Keegan poursuit l’élaboration d’un univers toujours plus contemplatif, plus secret, empreint de mystères, de magie parfois. « La nuit des sorbiers », qui clôt À travers les champs bleus, en appelle ainsi à la malédiction et à la guérison, avec en exergue l’extrait d’un conte de fées irlandais. Au cœur de ses histoires, une Irlande sans âge, presque hors du temps, ses hommes attachés à leur terre et ses femmes délaissées qui aspirent à sortir de leur ombre, exister par elles-mêmes, se venger parfois. Exemplaire, Martha, dans « La fille du forestier », mal mariée par résignation « plus seule maintenant qu’à n’importe quel moment de sa vie de célibataire », mais capable de créer de véritables moments de grâce devant les voisins attablés : « elle avait un vrai talent de conteuse. Lors de ces rares soirées, ils la voyaient cueillir les fruits de son imagination et les révéler devant eux. Ils repartaient avec le souvenir (…) de la femme dont les cheveux brun foncé flottaient plus librement au fil des heures et de ses mains pâles cueillant des histoires improbables comme des prunes vertes qui auraient mûri au fur et à mesure du récit près du feu ».
L’espace, « immense, découvert » sert ces portraits plus vrais que nature. Une Irlande déserte, même sous le soleil, donne corps aux écrits : « il y avait la terre et le feu et l’eau sur ces pages ; il y avait un homme et une femme et la solitude humaine. Quelque chose dans l’œuvre était fondamental et simple ». Difficile de mieux qualifier les récits de Claire Keegan. Lesquels « attache(nt) une grande valeur à des choses ordinaires que les autres dédaignent pour la simple raison qu’elles se produisent tous les jours ».
Vous avez fait le choix de vous tourner vers la nouvelle plutôt que le roman. Qu’est-ce qui vous retient dans la forme brève ?
Je ne suis pas absolument certaine de savoir ce qui me plaît dans la nouvelle. Peut-être ce degré d’intensité qu’on atteint sur un texte bref, qu’on ne retrouve pas dans un roman. Faire court devient un impératif : sur la durée, il est évidemment impossible de maintenir la même force. Et puis, il y a aussi une forme de simplicité, de modestie du récit, quand le narrateur est moins engagé, presque parfois comme réticent. La nouvelle ne profite pas de ce mouvement de fond qui pousse le roman. Une bonne histoire filtre...
Entretiens Appels d’Eire
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
| par
Julie Coutu
Avec son troisième recueil de nouvelles, l’Irlandaise Claire Keegan explore l’intimité de personnages rongés par leurs envies, leurs rancœurs, leurs ratés. Toujours en sourdine.
Un livre