La poésie d’Eli Sikelianos est savante. Elle s’écrit dans l’entremêlement d’une multitude de strates, les unes renvoyant aux lectures formatrices, les autres à ces mémoires antédiluviennes qui constituent et forment nos rapports à l’humanité. Mais les plaques de sensations, ou de réflexions, que cette poésie fait se croiser, s’entrechoquent avec une discrétion formelle et une justesse de tons telles que leurs effets rythmiques gagnent une intensité neuve et tout à fait singulière. Les registres d’inflexion de la voix y sont variés, ils passent autant par le poème en prose que par un vers libre, aussi narratif que syncopé, parfois saisissant comme un bris de verre, quand, à d’autres moments, la douceur lente d’un paysage semble les lover. Le choix de cette première traduction (Le Guide bleu, Du soleil, de l’histoire, de la vision, Le Poème Californie) permet de saisir immédiatement ce que Eli Sikelianos construit dans son poème : une sorte de radiographie du monde qui en passe par une attention scrupuleuse, presque biologiste, aux paysages, aux corps, à la géographie, à la matière et à sa gravitation. Le poids des choses se répercute dans l’âme (en fait le cerveau), se déverse en elle ; la chair des roches, le murmure des feuilles dans la masse d’un buisson traversent la cavité psychique pour dessiner en elle d’autres plans de sensibilité, comme si elle s’encrait d’une autre mémoire que la sienne : « Quelque chose de brûlant a bruissé le long de tous mes poignets ». Plus loin, dans un vers dispersé, ou dans une sorte de prose trouée, « le jour/ se plisse » et les « épaisseurs nocturnes d’une brillance » deviennent « enfance compressée dans les nuits/ et jours qui (se) répètent ».
Le livre, ou la séquence de poèmes, s’échafaude souvent en un travail sur la série où, tour à tour, le poème devient poème-essai, poème-film. Y sont interrogés par exemple la naissance de la joie (« La joie est la visée »), l’amour et tous déplacements de corps, d’un pas de course aux mouvements de « travaux Routiers de nuits » : « Je tiens à assumer la responsabilité de ma naissance./ J’étais mon propre complice & adversaire./ Je dois darder la lumière dès qu’il apparaît qu’être né/ est une proposition infinie, une crise que j’ai// subie dans mes verbes ». Les mots, pour Eli Sikelianos, - et l’on y reconnaîtra les raisons qui lui font élire William Carlos Williams, les Objectivistes (dont la trop méconnue Lorine Niedecker), Flaubert, Proust ou Genet, parmi ses auteurs affectionnés (l’auteur, née en 1965, a vécu et étudié un temps à Paris) -, doivent « prendre part/ à une existence solide ». Il faut qu’ils soient « chauffés à blanc » pour densifier l’existence et lui donner ses lignes de fuite, un devenir indéterminé. Eli Sikelianos peut ainsi écrire : « Un homme/ au bord de l’autoroute ramasse des/ mûres, et nulle// futaie n’a éclos à l’abri du chant » et, proustienne jusqu’au bout des ongles, dédier à l’auteur de La Recherche la page d’ouverture (sublime) de Du soleil, de l’histoire, de la vision : « Dans son étude des baigneuses Passées Proust a découvert/ un petit bourrelet// de graisse surnageant à l’arrière de/ la cheville, juste au-dessus du talon, comme un poisson// mordoré, merveilleux cadeau, (…)// Je pense que Proust a inventé la/ mémoire/ dans une ruche de verre qui était sa tête. Et faisant de la lumière// un blocus, j’ai pris le chemin/ de la victoire - un ascenseur// dans le cou de Proust ».
À partir de ce petit renflement de matière, un regard se forme et s’émancipe de ses clichés pour qu’écrire fasse qu’un « paysage abandonne une fenêtre pour entrevoir/ le ciel ou son// second coude ». Du cou de Proust au coude de la route, se loge la bande d’un ciel rouge « compacte & coupante comme une tranche de gelée de bœuf », soit l’espace où l’écriture doit aller pour inventer sa psyché, son intérieur vacant et libre. La leçon que donne ici Eli Sikelianos en ressort exceptionnelle de maturité poétique. On pourrait la comparer à celle de ses sœurs américaines, Cole Swensen ou Susan Howe.
Du soleil,
de l’histoire,
de la vision
Eli Sikelianos
Traduit
de l’américain par Béatrice Trotignon
Éditions Grèges
176 pages, 18 €
Poésie Au rayon X
janvier 2008 | Le Matricule des Anges n°89
| par
Emmanuel Laugier
La première anthologie traduite de l’Américaine Eli Sikelianos élabore une poétique où le monde est radiographié jusqu’à ses atomes nucléaires.
Un livre
Au rayon X
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°89
, janvier 2008.