Écrire, c’est être capable de montrer l’anatomie. Il faut aller jusqu’au bout du littéral », lit-on parmi les observations et aphorismes qui forment La Poésie entière est préposition, sorte de petite poétique personnelle d’un écrivain qui n’a pas besoin de préciser qu’il « affectionne Aristote et Wittgenstein ». La première phrase citée exprime sans doute le mieux ce en quoi l’écriture est un acte grave : sa précision (« La minutie me fascine ») et sa capacité à éliminer « le muscle » doivent être telles qu’apparaisse la structure même, la charpente irréductible de sens. Pour cela, la voix n’aide guère, pire : « la voix dissimule/ un état d’apesanteur », et l’apesanteur est l’antithèse de ce à quoi le poème aspire.
En effet, une seule chose compte pour Royet-Journoud : la matière, le corps, le corps du poème dans l’espace, le poème qui se fait corps et qui de ce fait a lieu, qui s’étend dans sa matérialité, qui pèse dans le monde : « L’envie de voir le dessin du poème plutôt que le poème. Sentir son poids sur le papier ». Aussi se développe-t-il un fantasme de la forme du livre qui se détache du poète et existe dans l’espace sans appartenir à quiconque ; fantasme d’un espace qui retiendrait une partie des énergies traversant le texte qu’il abrite ; d’un monde qui se trouverait changé, localement modifié par la répétition d’un mot. Car, dit un poème dans une saisie clairvoyante, « La répétition est déplacement/ du bord visible ». Quant au texte, il a « une peau, un épiderme » ; l’emplacement de ses parties en est une caractéristique morphologique majeure ; l’italique est un « caractère phallique » qui « déchire la page ». Le poème, encore une fois, échappe au poète ; non pas à cause de profondeurs insondables de ses métaphores, - en effet, difficile de surprendre l’auteur se laisser aller à l’approximation décorative, et on approuve sans réserve l’exclamation : « Fonder un réel sur du métaphorique ! Je préfère la surface, le plat et pour tout dire la platitude puisqu’elle seule met le monde en demeure de nous répondre ». Mais, au rebours des idéologies archéologiques de tout poil, le poème est ce qui s’exhibe, l’espace où l’accident affleure, à sa surface même, en déterminant sa forme et sa lisibilité : « Chercher les accidents que la langue ne cesse de provoquer au-dessous de la surface. » On comprend que le poète explore les concepts du bord, de la frontière, de la peau, de l’autre côté, lieux du basculement ou de la disjonction entre le monde et le langage, indépassables mais là encore fantasmés : « Imperceptible et non séparable, l’autre côté de la main repose dans le noir ».
Le recueil de poèmes chez P.O.L est tout entier soutenu par le vœu d’une assimilation ontologique entre le corps et le mot, entre le signe et le monde. Non pas pour que tout soit un ; mais que les mots viennent à habiter le monde, « se placer dans l’angle », que « deux mots se cristallisent dans l’espace », que les lèvres « se posent sur le nom ». Par conséquent et en continuité avec les recueils précédents, se déploie une tentative de topologie poétique, autour des termes de localisation, de place, de déplacement, de situation, de gauche et de droite, de chute (fléchissement, soubassement) et de mouvement : « L’emplacement de l’objet importe plus/ que l’objet ». Et, bien sûr, autour de l’articulation, dont la « préposition » des titres (mais aussi, dans les textes, poignet, hanche, cheville) est une fertile métonymie. « J’aimerais vraiment m’expliquer ce qui se passe « avant » et « après » la préposition. Pourquoi cette aimantation du sens dans l’articulation même », s’interroge Royet-Journoud pour, plus loin, se risquer : « Le sens afflue dans la préposition ». Lieu mince où sait se tenir l’enfant, figure archétypale et/ou biographique, toujours à la surface, collé à la vitre, toujours à disposer et à déplacer mots et objets, l’enfant au dos noir, discret et attention : « cet enfant est mon père ».
Claude Royet-Journoud
Théorie des prépositions
P.O.L
76 pages, 11 €
La Poésie entière est préposition
Éric Pesty Éditeur
43 pages, 12 €
Poésie Dénuder jusqu’au poème
janvier 2008 | Le Matricule des Anges n°89
| par
Marta Krol
Articuler, rendre solidaire, faire fonctionner, conférer un sens : Claude Royet-Journoud pense la préposition pour penser la poésie.
Des livres
Dénuder jusqu’au poème
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°89
, janvier 2008.