Connu en France plutôt pour sa prose, mort voici six ans, W.G. Sebald en avait 44 lorsque fut publié ce premier texte en 1988. Or celui-ci est d’une maturité pour ainsi dire entière, qu’expériences et publications ultérieures ne feront qu’exprimer autrement sans vraiment y ajouter. Il s’agit d’un triptyque dont chaque partie est dédiée à la vie d’un homme, tous nés à peu près au même endroit. L’un, Matthias Grünewald, peintre du XVe siècle, auteur du célèbre et miraculeux retable d’Issenheim, signe des œuvres où prolifèrent des accents horrifiques. Le deuxième, Georg Wilhelm Steller, naturaliste mort en 1746, part en explorateur du Nord avec Béring, pour revenir lesté d’un grave savoir sur la grandeur d’un monde sans hommes. Le dernier est le poète lui-même, celui qui, en scientifique impassible, a « sous les yeux,/ sur un tableau, les nervures/ de la vie passée », et qui de ce fait ne renie rien aux visions apocalyptiques de l’artiste. À travers le temps, trois frères dans une « douceur affligée », dans la solitude subie, dans l’indétermination de la trajectoire de leur vie.
D’après nature s’impose d’abord par sa dimension plastique, si forte qu’elle tend à obstruer le reste. Sebald, dans la volonté de consigner et de thésauriser, procède à des descriptions minutieuses de tableaux, de paysages, de visages, de tout ce qui existe et qui a un nom. Le vocabulaire est délectable de précision avec ses pépites opaques qu’on ira ou pas chercher dans un dictionnaire (on notera une rare palette de couleurs), et le rendu atteint au relief d’une œuvre visuelle, quand bien même le modèle ne s’y prêtait pas : « La plupart du temps, au crépuscule,/ les bulldozers allaient et venaient/ découpant de leurs projecteurs/ l’espace en cônes de lumière,/ et des avions, frères gris/ de la préhistoire,/ s’élevaient avec une lenteur/ infinie sur les lagunes et les marais. »
L’écriture de Sebald (Les Émigrants, Vertiges, Austerlitz…) est fortement saturée en noms propres qui intriquent dans le récit une réalité géographique et historique. Il s’agit là de dire la vie et non pas de confabuler, si bien que le lecteur prête foi quand le poète affirme avoir personnellement rencontré « à la gare de Bamberg » l’homme à peine visible dans un coin du retable de Lindenhardt (XVe siècle), et que pointe du regard l’un des personnages centraux. Des destinées tortueuses, anonymes, mal dessinées, menées poussivement, s’enchevêtrent et s’entrecroisent dans un lacis invisible que fait émerger l’importance accordée au particulier et à l’insignifiant.
Un leitmotiv sous-tend le poème : l’idée de transformation destructrice en œuvre dans la matière, qui corrompt et surdétermine tragiquement toute entreprise. Processus inexorable, polymorphe et imperceptible, comme dans un tableau de Grünewald les « branches/ d’un figuier couvert de fruits, dont/ l’un est entièrement évidé par des insectes », la destruction est finalement un autre nom de « la vie en tant que telle, qui/ se déroule effroyable, partout et incessamment ». Plus la vie abonde, germe et prolifère, plus elle est nocive, entropique, destructrice. Objets sinon agents mêmes de ces expérimentations, avec « notre présence folle/ à la surface de la terre », nous sommes, tout comme « les machines surgies de nos têtes », jouets de forces aveugles dans un décor infernal où les arbres « dressent leurs branches mortes dégouttant d’une/ substance moussue ». Outre diverses images de l’horreur, de la maladie et du délabrement, des visions authentiquement cosmogoniques de fins du monde parsèment le texte : « L’oiseau noir (…) chiera dans la mer,/ laquelle se mettra à bouillir et s’asséchera,/ et la terre tremblera et la grande cité/ à la tour de fer sera en flammes/ et le pape sera dans une barque/ et les ténèbres se feront ». La violence est vue comme attribut inhérent de la nature comme de la culture ; la civilisation, sur laquelle l’auteur pose un regard réfléchi, s’avère être le foyer même de dévastation, avec ses champs de bataille transformés en carnages d’innocents, comme avec ses villes industrielles mutilant leurs habitants. Seule y échappe - un temps seulement - la beauté, « Quand le matin se lève,/ que la fraîcheur de la nuit/ s’en va dans le plumage/ des poissons ».
À la dernière partie, une autobiographie en forme du poème, on reviendra si on l’a lue une fois, tellement la perfection de sa forme suffit. L’inconscient comme le souvenir s’y expriment sans toujours se différencier, dans des passages de bouffées délirantes ou fantastiques, qui contrastent fortement avec la teneur logique et transparente de ce qui précède. Un univers insolite et menaçant, dû tout autant à l’élaboration mentale par un enfant atteint déjà de souffrances physiques, que cultivé par l’adulte qui en sait la définitive mais précieuse opacité : « Une longue suite d’effrois minuscules/ remontant au premier et au deuxième passé,/ intraduisibles dans la langue/ parlée du présent, ils restent/ un corpus lacunaire, que veillent Fungisi et l’ombre du loup ». C’est ainsi que la poésie peut parvenir à ses sommets, en figeant dans une configuration de mots un sens d’autant plus obscur que son énoncé semble inaltérable.
D’aprÈs nature
Poème élémentaire
W.G. Sebald
Traduit de l’allemand
par Sibylle Muller
et Patrick Charbonneau
Actes Sud
89 pages, 15 €
Poésie Sois sage, ô ma douleur…
janvier 2008 | Le Matricule des Anges n°89
| par
Marta Krol
Capable de grandes fresques et du détail domestique, l’écriture de W.G. Sebald est portée par une conscience aiguë et empathique de la folie humaine.
Un livre
Sois sage, ô ma douleur…
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°89
, janvier 2008.