Portrait de l’intermittent du spectacle en supplétif de la domination

Le quatrième opus de la série « De la nomination » du philosophe et écrivain Michel Surya porte un titre tout à fait explicite. On sait, d’avance, qu’avec ce Portrait de l’intermittent du spectacle en supplétif de la domination le théâtre et ce qu’on appelle « les arts vivants » en prennent pour leur grade. Et dans ce court livre, dont l’épaisseur est inversement proportionnelle à la longueur du titre, on retrouve cette langue affûtée, aiguisée à la logique implacable des essais précédents dont le Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie (Farrago, 2000). Ce n’est pas tant à une critique en règle du mouvement des intermittents du spectacle de 2003 que se livre Michel Surya, qu’à une démonstration par axiomes de la victoire, sans réserve, de la domination sur des arts vivants qui autrefois visaient à la subversion et ne visent plus, aujourd’hui, qu’à la célébration, par le divertissement, de la domination. Axiomes numérotés (il y en a en tout 113) posés sur la page comme autant de coups portés aux idées reçues (autant que confortables) selon lesquelles le théâtre (pour appeler un chat un chat) serait encore dans le camp de la contestation, alors que même la mise en scène de la contestation est aux mains de la domination. Ces coups portés sont d’autant plus violents que la langue caractéristique de l’auteur est d’une précision millimétrée. Certes, la phrase pourrait viser à plus de simplicité, éviter par exemple les doubles négations et les chiasmes, mais ce serait alors lui ôter la puissance axiomatique qui la rend implacable.
Michel Surya part donc du conflit qui opposa les intermittents du spectacle à leur « autorité de tutelle » lors du projet de réforme de leur statut. Pour dire et démontrer que ce mouvement ne fut jamais politique mais seulement syndical. Pour dire et remarquer que ce mouvement n’a pas su se rapprocher d’autres mouvements ou revendications comme celles des chauffeurs routiers qui partagent, Surya le démontre, de similaires conditions de travail. Pour dire et rappeler combien, en Avignon ou à Carhaix, le spectacle (et le divertissement) s’est allié les petits commerçants et les autorités territoriales. Au festival d’Avignon, que voulaient les « limonadiers » ? « qu’ait lieu un festival dont le bénévolat, le petit commerce et les artistes du spectacle dit vivant retirent un bénéfice qu’il y a lieu alors de suspecter leur être commun, avant d’être éventuellement « artistique » ». Artistes et agents économiques même combat ? L’affirmation devrait valoir aux artistes quelques crises d’urticaire et à Surya pas mal d’inimitié. Mais l’écrivain poursuit sa démonstration, développe le systématisme de sa pensée et on le suit pas à pas, convaincus à chaque axiome de son analyse radicale. L’écrivain ne renonce pas à user d’images pour le moins provocatrices, ce qui donne à son essai son côté pamphlétaire : « une fête du cidre, une fête de la bourrée, un stage de rempaillage, une randonnée pédestre, un vide-grenier, un concours de Scrabble, un son et lumière, une reconstitution historique, etc. sont en tout point identiques à : un concert de rock, un festival de jazz, une « folle journée musicale », un « marathon du livre ». » Ce sont aux mêmes sources que les uns et les autres vont chercher leurs financements, leurs subventions. C’est du même rôle économique ou social qu’héritent les unes ou les autres de ces manifestations. La domination, le capitalisme, loin de trouver dans les intermittents du spectacle une menace pour son pouvoir a réussi à faire des révolutionnaires déclarés, des supplétifs domestiqués. Dans la filiation d’un Guy Debord, Michel Surya démonte les mécanismes avec lesquels la domination s’empare de tout, renverse tout en elle-même. Rien de réjouissant sinon la beauté d’une pensée portée par une langue magistrale. Ce qui n’est pas rien.
Portrait
de l’intermittent
du spectacle
en supplétif
de la
domination
Michel Surya
Lignes
61 pages, 10 €