La rédaction Gilles Magniont
Articles
Le vilain rêve
De l’utilité de lire Le Grand Sommeil dans la retraduction de Benoît Tadié, qui rend au premier roman de Chandler sa singularité triste et toujours frémissante.
Évidemment, on se souvient de l’adaptation d’Howard Hawks : clair-obscur au cordeau, récit au galop, érotisme incisif des dialogues Bogart/Bacall. Sauf que leur couple ne s’est jamais formé chez Raymond Chandler (où le détective Philip Marlowe repoussait toute manipulation des dames) ; que l’histoire y était beaucoup plus composite (Chandler ayant fondu l’intrigue de deux nouvelles antérieures, et se fichant assez d’une vraisemblance que le style seul se chargeait d’assurer) ; que la couleur d’ensemble du roman tirait, plutôt que vers le noir et blanc classieux consacré par la tradition,...
Les filles de l’intérieur
« La vie de travesti peut être la plus heureuse qui soit » : la preuve par l’image et par la Casa Susanna, rêve fragile d’une existence mise en jolis plis.
Tout commence en 2004, avec un marché aux puces new-yorkais où deux antiquaires découvrent un carton de 340 clichés : comme des photos de famille dénuées d’ambition esthétique, portraits frontaux et appliqués scandant un quotidien sage et épanoui. Rien d’extraordinaire, à ceci près que ces jours heureux s’incarnent par des hommes travestis en femme. Dans le carton, une carte de visite au nom...
Ne pas demander la lune
On peut hésiter à embarquer sur La Mer de la tranquillité, récit d’anticipation sophistiqué mais dépourvu d’invention.
La Canadienne Emily St. John Mandel s’est d’abord illustrée par des sortes de romans noirs, histoires dans le brouillard, personnages qui se croisent mystérieusement, questionnements existentiels plus que policiers, entre enquête et dérive ; puis dans un autre genre, mais selon une manière analogue, par Station Eleven (2014), best-seller bardé de prix et adapté en série, où l’on suivait...
Un livre
Abbé de Rancé. Relations de la mort de quelques religieux de l’abbaye de la Trappe
de
Jean-Maurice de Montremy
L’étrange légion
Relations de la mort de quelques religieux de l’abbaye de la Trappe : une cascade de prépositions, et au bout la fosse où sont jetés ceux qui rejoignirent l’abbé de Rancé dans ce monastère qu’il avait réformé avec une effroyable énergie. Véritables rapports, ces « relations » instruisent de leurs agonies exemplaires ; Rancé en assura la circulation (quatre éditions de son vivant), donnant...
Traits sur la ville
Récit du premier festival du dessin d’Arles, où se sont croisés expositions, rencontres, spectacles et films. De quoi déployer généreusement tous les langages des dessinateurs, et mettre leurs figures à notre portée.
On ne s’en aperçoit que peu à peu, au fil des expositions : les visiteurs regardent les dessins de très près, ne tournent pas autour avec déférence, ne se tiennent pas à distance respectueuse. Bien au contraire, les voilà qui quasiment collent leur nez aux œuvres exposées, froncent le sourcil, ajustent leurs lunettes et puis montrent du doigt un détail à leur voisin, comme lorsqu’il...
À la pointe – chronique
Conjugaison, piège à cons
Je serais un infinitif, je me la péterais ! », lâche Elodie. C’est que notre jeune libraire de Cotignac dépose Fabriquer une femme sur les rayonnages du Var Lisant ; où ce roman vient rejoindre d’autres livres de Marie Darrieussecq, comme Pas dormir ; non loin de Vivre sans, que vient de sortir Mazarine Pingeot, quelques années après Se taire. Note à l’attention des futurs historiens : à l’orée du troisième millénaire, la littérature française fit défiler les process sur ses couvertures, certains qu’on se représente sans trop de mal – du genre Courir, Avancer, Choir, voire Faire l’amour...
Retour à Picard
On dira ce qu’on voudra, mais le Matricule c’est quand même la bonne planque. Une idée de chronique, et nous voilà dans l’avion : direction Oslo, ambassade de France, « Three days of conversations, lectures and events from Edouard Louis’s writing and work », et ce en présence de l’intéressé. Des conférences, des performances, des étoiles plein les yeux – mais vous y étiez sans doute, ou on...
Monsieur meuble
Appelé à de hautes responsabilités, Pierre Mondot ne pourra désormais s’acquitter de sa chronique qu’un mois sur deux. Respirons avec lui : il est temps de prendre le large, là où la littérature innove, invente, expérimente – à la pointe.
L’heure est aux bilans de fin d’année, et à ce jeu-là l’emporte haut la main Connemara, élu livre 2022 préféré des lecteurs de Télérama. Son auteur fait...
Médiatocs – chronique
Génération écran plat
Mazarine Pingeot, fille de et future mère, met sa vie en forme.Puis vend sa télé.
Je reste enfermée dans la maison. Ma chienne préfère le sommeil, je ne la comprends pas » : trois propositions, quelques mots très simples, Mazarine effleure le mystère du règne animal. Puis, dans la même page, elle évoque le chat, le cheval, ou encore la grenouille. Mais comme cette dernière rappelle Kermitterand, la future mère a ce cri déchirant : « Peut-être vendrons-nous la télé quand tu arriveras. »
Certains diront qu’il est bien des gens qui se débarrassent de leur télé, mais peu qui la vendent (sauf nécessité extrême), et que Mazarine n’est donc pas très généreuse, un peu petite...
Avec la langue – chronique
Un peu plus près des étoiles
Avec vingt ans d’avance, la troupe Gold avait trouvé la formule de l’art contemporain.
La trentaine détendue fait danser ses enfants au rythme des djembés, les chapelles ruissellent de mises en voix, Mathilde Monnier reprend du rosé : voici venue la saison du spectacle vivant. Mais les joies du live recouvrent le verso non moins solaire des festivals : le Programme, prose dédaignée comme la servante qui n’aurait d’autre rôle que de nous mener à sa maîtresse, la représentation. Or c’est dès les rives du rédactionnel que le désir d’art peut être comblé, en témoignent les deux cents grammes d’Avignon 2008, œuvre en soi dès son premier paragraphe. Valérie Dréville « ne veut pas...
L’hypothèse au travail
Vivement qu’on conjugue, les temps se font plus souples.
1677, c’est Phèdre qui parle. Elle avoue à Hippolyte son amour dévorant et insensé ; elle assure avoir tout entrepris pour y résister mais en vain. « J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes./ Il suffit de tes yeux pour t’en persuader/ Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. » Quelque chose semble clocher dans ces deux derniers vers. Voyons, Racine : votre héroïne exprime...
Il n’y a point d’égalité
On s’en doutait, on le confirme : les pouilleux ont un langage bien à eux.
Dans un récent ouvrage1, Jean-Louis Fournier s’attache à distinguer l’idiome des « riches » de celui des « pauvres ». Mais l’auteur étourdi confond le plus souvent les mots et les choses (« Chambre d’amis, en pauvre, se dit canapé convertible »), et les rares fois où il sait s’en tenir au seul lexique, c’est pour dégager des oppositions caricaturales (« Au plaisir « vs » À la revoyure »…) On...
Courrier du lecteur – chronique
L'homme qui aimait les livres
Coups d’œil sur « Le Dictionnaire Truffaut », où les romans se font devant et derrière la caméra.
« J’espère que vous garderez longtemps cette gravité du regard et cette façon simple et un peu malheureuse de vous exprimer », écrivait joliment Genet au jeune Truffaut. À parcourir le Dictionnaire, on ne s’éloigne jamais longtemps de la chose littéraire. D’abord, parce que les films sont ici le plus souvent des adaptations, au gré des lectures éclectiques de l’autodidacte : David Goodis pour Tirez sur le pianiste, William Irish pour La Mariée était en noir, Henry James pour La Chambre...
Espèce de Hongrois !
« Tout est pur à ceux qui sont purs » (Saint Paul) : promenade guidée au doux pays de l’Injure.
Bougnoule/ Niakoué/ Raton/ Youpin/ Chinetoque/ Putain/ Maquereau/ Macaque/ Chien » pour ceux que n’aurait pas rassasiés cet Hymne à l’amour de Jacques Dutronc, les éditions 10/18 rééditent les travaux de Robert Edouard, publiés une première fois en 1966. Voilà un tombereau qui en impose, avec plus de huit cents pages découpés en deux volumes, le Dictionnaire des injures venant accompagné de...
Quelques déflagrations
Bang ! dévoile et commente toutes sortes d’images. Il y a les images des bandes dessinées, bien sûr, avec notamment l’interview d’Alan Moore, scénariste britannique assez génial qui donne de très politiques contours aux superhéros de papier (on lui doit entre autres les Watchmen et V pour Vendetta) ; mais aussi les images qui cherchent à échapper au livre et recherchent pour ce de nouveaux...