Il est temps d’ouvrir les frontières de cette page, scrutée jusqu’aux États-Unis comme on l’a récemment découvert1. Percival Everett en offre l’occasion : universitaire à Los Angeles, prodigue en ateliers d’écriture et conférences, il vient d’obtenir le prix Pulitzer de la fiction pour James, qui ne paraîtra en France qu’à la rentrée. On peut toutefois revenir sur son précédent roman, Châtiment (2021), réédité il y a peu chez Babel, certes déjà largement commenté et assez unanimement salué des deux côtés de l’Atlantique ; mais comme de coutume nous pourrons ici, par la grâce du recul analytique, établir presque scientifiquement la réussite de cette œuvre.
Pour l’intrigue, ça se passe de nos jours, à Money (Mississippi) où plusieurs Blancs sont égorgés et énucléés pour venger le martyre d’un adolescent noir lynché à mort en 1955, et plus largement pour amorcer une contre-attaque dans la guerre raciale. Pour la forme, le roman est à vue de nez composé aux neuf dixièmes de dialogues. Ce qui pourrait sembler beaucoup, n’était leur polyvalence : car ces échanges, en plus de faire avancer l’action, caractérisent au plus près les personnages. Exemple 1 (un routier sur sa CiBi) : « Bordel, j’me suis bien éclaté à Yahoo City. J’suis allé à un de ces meetings de Trump et j’ai fichu la trouille à deux trois de ces diffuseurs de fake news. Youhou ! Ah, qu’est-ce que je me suis marré. Tu sais, ce type, il est comme nous au fond ». Exemple 2 (Fancel Fondle discutant avec son révérend de mari, devant la télé) : « – Il est mignon, ce Hannity, fit Fancel. Si j’pouvais m’mettre la main où j’pense, j’me rentrerais bien deux doigts en l’regardant. – Tu peux pas, avec ton ventre, alors ferme-la. – Comment c’est allé, pour brûler la croix, l’autre soir ? demanda Fancel. » On ne peut que souscrire à la recension de Diacritik, qui félicite Everett et sa traductrice d’avoir su « restituer le phrasé, les expressions, la syntaxe et la grammaire approximative des péquenauds du Deep South, transpirant la bêtise, l’inculture et la haine atavique des Noirs » ; mais il faut ajouter que cette transpiration colle encore aux rares éléments descriptifs, disséminés avec art. Car il n’est pas indifférent de considérer que M. et Mme Fondle – au doigt « boudiné » – conversent devant un plateau pliant où sont bières et pizza, tout en zappant « entre Fox News et de la lutte professionnelle ». Le portrait de la dénommée Charlène est quant à lui savamment construit, pièce par pièce : cheveux décolorés, réceptionniste à la Foire aux tracteurs (chap. 1), elle se résout à utiliser « l’unique salle de bains de la maison » où a été assassiné son mari (chap. 18), et regarde « les magazines de science-fiction de préférence à People » (chap. 27). Sa belle-mère est quant à elle plutôt Roue de la fortune, et sert du café lyophilisé dans un mug Dolly Parton.
Voilà donc, pour parler comme les amateurs de jeu vidéo, quelques subtils éléments du lore, autrement dit l’univers qui enrichit l’intrigue principale – passante au tablier Grosse et heureuse, photos de Presley, putois, frites froides, table en formica, sous-sol de drugstore où se réunissent quelques membres du Klan (« Ils étaient gros, presque sans exception »), ou encore vétéran du FBI planté dans ses bottes de cow-boy : « Il sentait la merde, l’Aqua Velva et le fromage au piment. Il n’avait qu’un parent en vie, un fils dont il avait abusé sexuellement (…). Clint Eastwood avait pour projet de faire un biopic de sa vie et sa carrière. » Sur cette délicate tapisserie, les figures positives se détachent très bien : ainsi l’antique Mama Z, sorte de sorcière qui a archivé les lynchages, et qui, malgré ses 105 ans, sait agrémenter les fins de chapitre de troublants proverbes (« Quand on veut connaître un endroit, on parle à son histoire ») ; ou encore Damon Nathan Thruff, universitaire au département des études ethniques de Chicago que dessille Mama Z – « Ces archives, c’est vraiment quelque chose. Je crois que je ne serai plus jamais le même » (autre fin de chapitre). De même le lecteur de Châtiment, que tant de finesse étourdit.
Une question demeure. En février 2024, Les Inrocks titrait : « À 9 mois de la présidentielle américaine, Châtiment de Percival Everett est le livre qu’il faut lire » ; et pourtant, ce roman n’a pas changé le résultat des élections. C’est à croire que les gens ne savent pas lire.
1 À la faveur, il est vrai, d’une regrettable polémique, le maquettiste du Matricule ayant, dans la chronique de mai, laissé passer une ignoble illustration : que nous en excusent alors le barde du New Jersey, Jon Bon Jovi, et sa bienveillante fanbase.
Gilles Magniont
Illustration : Patrick Arcat
À la pointe Masterclass
juillet 2025 | Le Matricule des Anges n°265
| par
Gilles Magniont
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Le Matricule des Anges n°265
, juillet 2025.
