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Intemporels Un bon bol d’air

juillet 2025 | Le Matricule des Anges n°265 | par Didier Garcia

Dans Le Voyage à Paimpol, Dorothée Letessier (1953-2011) évoque l’escapade d’une jeune femme qui aspire à fuir sa vie.

D’après Google Maps, 42 kilomètres séparent Saint-Brieuc de Paimpol, situé juste en face de l’île de Bréhat. Peut-on parler de voyage pour une distance dérisoire que certains parcourent au quotidien pour se rendre de leur domicile à leur lieu de travail ?
Pour Maryvonne, antihéros féminin approchant de la trentaine, mariée, mère d’un jeune garçon, et OS dans une usine bretonne, la réponse est clairement oui, même si elle reconnaît que Paimpol, « cela ne fait pas sérieux, c’est un nom d’opérette, Paimpol, Paim-Paul, Pain-Pôle, Pin-Paule, Paimpol, un nom tout rond, impossible à chuchoter. » D’abord parce qu’en car le trajet dure près de deux heures ; ensuite parce que telle est la destination de Maryvonne, pour cette parenthèse de deux jours et une nuit. L’objectif d’une telle pause ? Quitter le domicile conjugal, après y avoir laissé ces lignes laconiques, mais qui se suffisent à elles-mêmes : « J’étouffe, je vais prendre un bol d’air. À bientôt, je t’embrasse. Maryvonne. » Ce qu’elle ne dit pas à son mari, et encore moins à son jeune fils de 4 ans, ce Voyage à Paimpol va nous l’apprendre.
C’est un « voyage gratuit » qu’elle s’offre – dont la nécessité s’origine dans un ras-le-bol général –, une sorte de « récré volée », dont la destination finalement importe peu, le déplacement étant avant tout symbolique. Pour la jeune femme, il ne s’agit guère que de « casser le rythme de la vie quotidienne », mettre sa vie de femme et de mère à distance, se détendre, pouvoir enfin s’occuper de soi seule, et oublier pendant quelques heures le prochain dimanche, qui sera toujours le jour de deuil de la semaine à venir. En gros : envoyer balader les tâches ménagères, l’usure de son couple, la pénibilité du travail à l’usine, routine d’une vie qui ne la comble pas, et avoir ainsi l’impression de vivre davantage.
Elle a beau avoir tout quitté, une fois sur place son esprit « joue à saute-mouton avec les réalités », et ses pensées la ramènent malgré elle à l’usine (ce sont alors des « pensées perfides »), aux réunions avec le délégué syndical, le chef du personnel, et aux tentatives de négociations pour obtenir de meilleures conditions de travail. Plus loin, c’est son quotidien qui lui revient, avec les matins de sa vie, quand il faut se lever, « se quitter soi-même et se donner à l’usine, la mort dans l’âme ». Pas moyen de se soustraire à la tyrannie du lieu de travail, dans lequel on entre en s’imaginant venir y travailler pendant deux mois mais où l’on se « consume pendant quarante ans ».
Au bout du compte, ce voyage à Paimpol lui aura rapporté un goûter dans un salon de thé, une course à Monoprix (où elle s’achète du bain moussant et le dernier roman de Christiane Rochefort, au format poche), une scène de drague qui manque de se finir en viol, un bain à l’hôtel, durant lequel elle peut se vivre en Marilyn, une séance chez le coiffeur (afin de changer de tête à défaut de pouvoir changer autre chose), avant la perte de son porte-monnaie, qui rend son trajet de retour plus compliqué que prévu… Et il y a bien sûr beaucoup de souvenirs qui profitent de l’occasion pour remonter à la surface de sa mémoire.
La décision de mettre sa vie à distance aura été courageuse, peut-être même audacieuse pour l’époque, mais une parenthèse de deux jours et une nuit c’est vraiment court. Pour Maryvonne, c’est loin d’être suffisant. Elle le constate d’ailleurs elle-même : « Je ne suis pas rassasiée de solitude. » Difficile, avec si peu, de prendre sa revanche sur une vie qui ne vous veut pas que du bien.
Premier roman publié en 1980 de Dorothée Letessier, qui a par ailleurs travaillé comme OS à la fin des années 1970 dans l’usine Chaffoteaux & Maury (qui produisait des chauffe-eau), avant de devenir écrivaine et de publier plusieurs romans (au Seuil et chez Flammarion), Le Voyage à Paimpol est tiré de sa propre expérience, à la fois de jeune mère et d’ouvrière militante (en faveur de la politisation du prolétariat notamment), statuts qui apparaissent ici comme deux formes d’aliénation. Derrière son titre qui semble promettre une villégiature balnéaire (ce que l’écriture légère et séduisante de Letessier rappelle parfois presque malgré elle), ce roman à la fois politique et social présente surtout une crise existentielle, laquelle rappelle à quel point il est difficile d’échapper à sa propre vie. La détresse de Maryvonne est bien sûr celle des femmes de son temps et de son milieu, mais elle est aussi celle de tous ceux que leur quotidien ne satisfait pas et qui s’imaginent changer la donne en s’offrant une parenthèse de liberté.

Didier Garcia

Le Voyage à Paimpol,
de Dorothée Letessier
L’Imaginaire Gallimard, 160 pages, 12

Un bon bol d’air Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°265 , juillet 2025.