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Théâtre Fractures familiales

juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254 | par Laurence Cazaux

Dennis Kelly ausculte cette frontière ténue entre haine et amour dans une société au bord de l’effondrement.

Le dramaturge britannique Dennis Kelly raconte souvent comment la lecture d’Anéantis de Sarah Kane a changé sa vie : « Ça m’a frappé dans mon jeune esprit à un endroit très précis qui me faisait peur, mais ça a aussi ouvert une porte sur ce que le théâtre pouvait faire. » Pas étonnant donc que son théâtre soit plutôt radical. Ses deux nouvelles pièces traduites, La Régression et Together, ont en commun de décortiquer le phénomène de la violence au sein de la famille, pour mieux poser la question de l’amour.
La Régression est une dystopie futuriste qui se déroule sur plusieurs générations. C’est un texte conçu comme une ronde, puisque nous passons d’une Aube à une autre. Aube c’est le prénom du bébé qui vient de naître au début de la pièce. Une naissance accompagnée d’un drame, la mort de la mère pendant l’accouchement. Aube est née d’une fécondation in vitro, d’une intervention scientifique. Cette naissance tragique va faire perdre la tête au père. Avec un bébé inconsolable dans les bras, il envisage la technologie comme néfaste. « J’ai commencé à voir le monde moderne/ comme un genre de poison/ dans lequel/ on nage. » Il se pose la question de désapprendre, de revenir en arrière. Après ce long monologue du père, Dennis Kelly nous propulse une trentaine d’années plus tard. La narration change complètement, comme souvent dans la pièce, ici elle devient un récit à plusieurs voix entrecoupé de dialogues. Aube adulte a repris la lutte de son père, en créant un mouvement : La Régression. Un mouvement qui se radicalise, détruit et tue. Ses jumeaux poursuivront son œuvre avec des slogans comme : « Connaître c’est mal » ou « L’ignorance c’est le bonheur ». La science, la psychologie, l’exploration vont être éradiquées. La justice, démantelée, pour devenir locale. Et le langage réduit à sa plus simple expression. « Les mots de plus de deux syllabes seront bannis (…). Pour seule exception le mot “Régression” » De naissances en décès et deuils, nous plongeons dans une société qui se veut proche de l’état de nature. Jusqu’à la venue au monde d’une nouvelle Aube. Une jeune femme rieuse, amoureuse, curieuse, qui aime dire le mot émerveillé, même s’il n’est pas « régressif » avec ses quatre syllabes, et redécouvre le plaisir de connaître et d’expérimenter en posant la question du devenir de l’amour.
Together est l’histoire d’un couple pendant le confinement. Un couple qui se déteste. Un couple resté ensemble à cause de leur enfant. Dès le démarrage de la pièce, les sentiments sont exposés. Elle lui lance : « En fait quand je pense à toi je pense à un cancer. Pas de la peau ou des testicules, non un des vraiment méchants : le foie… le pancréas… » Et pourtant à la fin des épreuves liées au confinement, avec le décès de sa mère à elle, la maladie, il va la demander en mariage : « Je t’aime d’accord ? Et je sais que ça n’a pas de sens parce que quelque part je te déteste aussi, ou bien j’ai passé beaucoup de temps à te détester mais plus maintenant je ne crois pas et je pense qu’il y a une chance pour que nous, toi et moi, nous soyons d’une manière ou d’une autre finalement arrivés dans cet endroit qui est l’amour qui existe au-delà de la haine. Et l’amour qui existe au-delà de la haine, eh bien il n’y a pas grand monde qui y soit arrivé. Et c’est un endroit particulier, unique, d’une beauté extrême et absolument rare. »
Cette tension dans ce combat entre rage et amour est renforcée par le style de l’écrivain. Ses textes sont écrits comme des partitions. Les répliques se chevauchent, se coupent, restent en suspens. Même dans un monologue, deux réalités peuvent se percuter, comme le fait par exemple de parler au public et de bercer son bébé en même temps. On sent que le travail est rythmique, tendu, heurté, virtuose, que tout est combat, et en premier lieu le langage lui-même.

Laurence Cazaux

La Régression / Together,
de Dennis Kelly
Traduit de l’anglais par Philippe Le Moine
L’Arche, 176 pages, 16

Fractures familiales Par Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°254 , juin 2024.
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