Étrange personnage sorti de nulle part, presque mutique, qui promène son indifférence sans prêter attention aux misères qu’il subit et qui refuse toujours la main qu’on lui tend, David condense en lui le mystère de ce roman peu connu d’André Dhôtel ; un mystère « limpide », dit Anne Weber dans sa préface, « le contraire du brouillard ». Publié pour la première fois en 1948 aux Éditions de Minuit et comme égaré depuis parmi la pléthorique production de l’écrivain ardennais, éternel inclassable des lettres françaises, ce David concentre pourtant en ses pages tout l’attrait d’une poétique du merveilleux sans fioritures, presque banal, et pourtant toujours insaisissable. La langue de Dhôtel, d’une grande force d’évocation malgré sa simplicité (ou grâce à celle-ci), n’est certainement pas pour rien dans l’enchantement durable que procurent aujourd’hui encore ses romans.
C’est dans un espace géographique aussi défini et concret qu’il est légendaire, le Val Blanc, « un polygone de mille hectares, entièrement couvert de cultures, et limité par des retranchements abrupts », un « pays submergé par les céréales », que se déroule une vie, celle de ce David que les villageois de Bermont surnommaient « l’enfant au cœur insensible ». Petit orphelin maltraité par les pauvres hères chez qui il est placé, David pourrait être un personnage pathétique si le récit pratiquait une autre forme de réalisme que celui éthéré de Dhôtel.
Son David, pour tout dire, est une sorte de Bartleby de la cambrousse, un poète de l’échec capable d’atteindre par ce biais une rare liberté, la seule véritable peut-être, ce qui déconcerte la plupart de ceux qui le fréquentent ou le croisent sur leur route (dont le narrateur, « ami » d’enfance, qui tout au long du livre cherche à s’expliquer cette perplexité). Mais David, une fois devenu adulte et, par un étrange concours de circonstances, propriétaire du Val Blanc, sait aussi attirer toute une foule de disciples qui le rejoignent pour constituer une communauté amorphe, plus souffreteuse que baba cool et pourtant étrangement paisible. Dans leurs baraques faites de bric et de broc, ils sont nombreux à venir vivre une pauvreté choisie, livrés aux éléments et au flux inconsistant des jours, autour de ce centre absent qu’est David. Personnage charismatique au charisme en creux, David semble par moments davantage une idée qu’une réalité. Reste à savoir qu’elle est donc cette idée qui s’incarne en lui, ce qui n’est pas si facile à définir. L’embryon de communauté, d’ailleurs, se délitera comme il était venu.
Robier, homme riche au passé incertain venu s’installer un jour dans la vallée, conçoit une « incompréhensible amitié » envers le jeune David et tente de lui tendre la main. Peine perdue, « l’enfant lui déclara qu’il refusait absolument de le considérer jamais comme son père ». Ainsi, Robier « lui parla sans succès de l’avenir que promet la possession d’une fortune ». À quoi bon s’encombrer d’un bienfaiteur quand la seule fortune que l’on cherche n’est autre que « le miracle de ce monde visible », disponible à qui n’aura même pas à faire l’effort de s’en saisir. Si tant est, d’ailleurs, que David cherche quoi que ce soit, il semble plutôt se contenter de ce qui se trouve déjà sur son chemin, rien ou presque, la promesse peut-être d’une vie vécue sans fardeau, dans une indifférence atone. Il reste, quoi qu’il en soit, contre vents et marées, une énigme, un puzzle tronqué : « L’abandon auquel il s’était condamné ne permet de rien apprécier exactement, parce que les points de repère manquent tout à fait ».
Guillaume Contré
David
André Dhôtel
L’Arbre vengeur, 240 pages, 19 €
Domaine français Une existence en marge de la vie
janvier 2023 | Le Matricule des Anges n°239
| par
Guillaume Contré
Excellente initiative que cette réédition d’un roman oublié d’André Dhôtel, dans lequel son talent de conteur brille de mille feux.
Un livre
Une existence en marge de la vie
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°239
, janvier 2023.