Marie Cosnay, engagée sans frontières
C’est à l’occasion de la parution d’Entre chagrin et néant aux éditions Laurence Teper que nous étions allés interviewer Marie Cosnay pour le dossier du Matricule N°102 (avril 2009). Le livre portait le témoignage de comparutions d’étrangers sans-papiers au tribunal de grande instance de Bayonne, ville où elle vivait, où elle vit toujours. On opposait alors la forme de ce livre, sans fiction, au roman qui paraissait en même temps chez la même éditrice : Noces de Mantoue. Une fiction troublante qui empruntait les oripeaux du roman noir pour plonger au plus sombre des obsessions de son auteure. À Bayonne, Marie Cosnay avait évoqué cette sœur de 3 mois tuée dans un accident de voiture qui emporta aussi le grand frère de 3 ans. Marie Cosnay naîtra quelque temps après le drame et héritera du prénom de la défunte et d’une tombe à son nom : « je réalise, nous dit-elle ce premier de l’an 2023, que ces deux dernières années, je suis allée voir beaucoup de cimetières, beaucoup de tombes, mais pas encore celle qui porte mon nom. » Ces deux morts hantent toute l’œuvre inaugurée en 2003 avec Que s’est-il passé ? (Cheyne éditeur). Emmanuel Laugier en tirait dans son article (cf. Lmda N°45), une citation qui aujourd’hui est devenue troublante : « Forcenée je veux tirer l’eau le visage/ qui dort./ Je pense que c’est notre mesure de passer/ la mesure, s’efforcer, s’appliquer avec/ du courage à fonder ce qui était/ premièrement debout (…) ». Troublante, parce que cette phrase pourrait tout aussi bien figurer en exergue de Des îles. Îles des Faisans 2021-2022 qui paraît aujourd’hui. Ou de l’opus précédent, Des îles. Lesbos 2020-Canaries 2021.
En 2009, on ignorait alors qu’Entre chagrin et néant allait ouvrir toute une voie dans la bibliographie de la romancière, qu’elle allait s’y engager totalement au point de délaisser en partie la fiction et le poème. Mais pas la littérature qui allait devenir ce avec quoi elle appréhenderait les combats à mener. Car Marie Cosnay, c’est peu de le dire, est une combattante. Une combattante sans armes, sinon celles de la pensée et de la langue. Du cœur aussi.
En 2020 donc, sidérée par le sort fait aux demandeurs d’asile en Europe, elle s’engage dans une ONG pour aller voir les camps de réfugiés et ces îles devenues des prisons, Lesbos comme Les Canaries : « Sans moyens adéquats, il me fallait mener l’enquête autour des mers et dans des villes inhospitalières. L’enquête multipliait les hypothèses. Une façon de faire l’histoire de ce phénomène muet de notre XXIe siècle, la disparition de populations » (Des îles 1, cf. Lmda N°229, janvier 2022). La romancière en rapporte des histoires, des bribes de récits, de témoignages qu’on lui lègue, puisqu’elle sait « caresser les phrases ». Elle le fait dans une urgence qui précipite les mots, accélère le rythme, bouscule le temps assassin, brasse les acronymes européens qui semblent autant de fils barbelés quand ils désignent les institutions, de frêles bouées de sauvetage...