Parmi les Muses du cortège d’Apollon, aucune ne représente le roman, regrettable lacune. S’il en fallait une, si l’on devait chercher pour le roman une figure tutélaire, vers qui pourrions-nous nous tourner ? Schéhérazade pourrait prétendre à ce rôle, « Schéhérazade racontant des histoires pour sauver sa vie, se servant de la fiction pour défier sa mort, une statue de la Liberté faite non pas de métal mais de mots ». Nul doute que Salman Rusdhie, risquant la mort pour sauver la fiction, ne voie en elle, plus qu’une amie et une alliée, en vérité une déesse protectrice. Et ce n’est donc pas un hasard si elle apparaît dès les premières pages de ce fort volume, rassemblant des essais écrits entre 2003 et 2020, où le romancier ne va cesser de célébrer les armes de l’imagination, les puissances de la littérature.
Alors que certains de ces essais se présentent comme plus théoriques, d’autres ont été écrits lors d’interventions ponctuelles – tels ceux pour le PEN Club – ou pour rendre hommage à d’autres écrivains ou artistes. Mais on y trouve toujours un mélange savamment dosé d’éléments autobiographiques sur son existence mouvementée ou son travail d’écrivain, de jugements sur d’autres œuvres, de prises de position plus idéologiques ou politiques, qui fait que jamais, durant ces 400 pages, notre intérêt ne faiblit. Chacun peut donc y vagabonder à sa guise, s’interrogeant sur ce que peut bien recéler l’essai mystérieusement intitulé « Protée », s’intéressant au duo « Autobiographie et roman » ou se demandant ce que Rushdie peut bien penser de « Kurt Vonnegut et Abattoir 5 ». On peut aussi essayer de repérer des lignes de force, des leitmotivs qui parcourent ces pages et témoignent de tout ce qu’il a voulu tenir et maintenir à travers les aléas et les épreuves.
Ainsi ne cesse-t-il de rappeler que « la fiction est fictionnelle » et que le romancier ne doit jamais « cesser d’inventer ». Il déplore qu’une conception erronée du réalisme restreigne alors le champ ouvert au roman, que nombreux soient ceux qui rejettent ce qu’il appelle « la grande tradition alternative, joyeuse et carnavalesque ». C’est cette tradition qu’il revendique pour nombre de ses romans et qu’il retrouve aussi bien dans Les Mille et Une Nuits que chez Cervantès, dans le réalisme magique du boom latino-américain que dans Le Tambour de Günter Grass, qui « se sert du surréalisme comme angle d’attaque ».
Alors qu’il a grandi dans une famille libérale, dans une Bombay encore véritablement multiculturelle, il est effrayé et alerte continûment contre les progrès de l’ignorance, du mensonge et de l’intolérance qui les accompagne. Victime du fanatisme islamiste, il sait dénoncer aussi ceux qui, aujourd’hui, dans son pays natal, assassinent les musulmans – ou aussi bien les périls qu’encourt la démocratie dans ce « Trumpistan » où il vit. Il défend ceux qui osent se servir de ces « langages de vérité » qu’inventèrent ou perfectionnèrent en leur temps les philosophes des Lumières et dresse un diagnostic impitoyable des ravages de la censure ou de l’autocensure quand, pour les créateurs, « la présomption de culpabilité remplace la présomption d’innocence ». Il ose alors cette comparaison judicieuse et inquiétante : comme les écrivains allemands durent inventer, au sortir de la guerre, une Trümmerliteratur, une « littérature des ruines », « nous nous retrouvons une fois de plus, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons, au milieu du champ de ruines de la vérité. Et c’est à nous, écrivains, penseurs, journalistes, philosophes, d’entreprendre de reconstruire la croyance de nos lecteurs dans la réalité, leur foi dans la vérité. Au moyen d’une langue nouvelle, de fond en comble ».
Thierry Cecille
Langages de vérité
Salman Rushdie
Traduit de l’anglais par Gérard Meudal
Actes Sud, 393 pages, 25 €
Essais Le grand incitateur
janvier 2023 | Le Matricule des Anges n°239
| par
Thierry Cecille
Cicérone expert et enthousiaste, Salman Rushdie nous embarque dans une odyssée tumultueuse au cœur de la littérature.
Un livre
Le grand incitateur
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°239
, janvier 2023.