Que reste-t-il d’une vie, de celle de Philippe Muray en l’occurrence ? Ses livres, bien sûr, mais aussi tout ce que sa voix d’outre-tombe a consigné dans son Journal dont le quatrième tome, couvrant les années 1992 et 1993, vient de paraître.
Fruit d’une confrontation quotidienne au temps, un Journal est d’abord un lieu où conserver les événements qui font l’existence au jour le jour : des actualités, des dialogues, du rire, des rencontres, des notes de lecture, du sexe. Mais le Journal tel que le pratique Philippe Muray est aussi autre chose. Car il a découvert toutes les possibilités de ce genre « qui dévore les autres et les rend dérisoires ». S’y engageant totalement, il en a fait l’espace de toutes les libertés, un lieu ouvert à toutes les audaces, et même la source de son geste d’écriture. « Je n’imaginais pas que j’en arriverais là, mais c’est fait, voilà, il n’y a plus que ça qui m’amuse. Écrire dans le dos du monde, noter ce qui se passe au vol, analyser par bribes, sauter à autre chose… » Ce qui frappe, c’est sa clairvoyance dans le désenchantement. En guerre contre « notre civilisation qui rêve de liquider le malaise humain, la discordance, les mauvaises pensées, les contradictions, la pulsion de mort afin d’établir l’économie marchande dans toute sa gloire », Muray dit « non, intégralement et en détail » à notre époque. Et ce à travers une écriture à rebrousse-monde qui a trouvé son style : l’exagération, la caricature, le noircissement : « diatriber à mort et jusqu’au bout », comme disait Céline.
Au croisement de sa vie intime et de la conscience qu’il a d’être un écrivain, il regarde, analyse, constate l’agonie de l’Histoire dans le continuum de l’événementiel, raille la religiosité des droits de l’homme, dénonce le désir toujours croissant de loi, « les vessies exhibées comme lanternes du progrès », et le progrès comme idéologie. Se servant de la langue comme d’un stylet, il pourfend à tout va, s’attaque à la culture « disneylandisée », s’insurge contre « l’assentiment pavlovien » au nouvel ordre moral : « À la niche les approuveurs du monde ! »
S’appuyant sur l’impact de l’Empire du Bien sur sa façon de vivre – « Il y a toujours un groupe quelque part auquel vous portez tort. » –, il ne cesse de documenter le procès qu’il fait au « cordicolisme », cette tyrannie qui, « sous les apparences de la philanthropie et de l’humanitarisme, propose un programme d’asservissement de l’individu sans précédent ». Et dans son combat pour ne pas reconnaître « à l’État-Dieu » le droit de définir le Bien et le Mal, il aura vu venir, avec trente ans d’avance, le révisionnisme cordicole. « Même les titres, les simples titres des livres des grands écrivains et des grands penseurs d’autrefois, même eux, un jour apparaîtront au cordicophile de base comme des injures inadmissibles. » De même viendra le temps où l’on vérifiera si « les grands hommes sont dignes ou pas d’entrer dans la nouvelle tribu pacifiée, aplanie, déconflictuée (…). ‘’United Colors of Ducon’’. » Et puis « demain, après-demain peut-être, une nouvelle loi nous obligera à porter en broche, en sautoir, en badge, un certain nombre d’informations codées (bilan de santé, preuves de séronégativité, attestations diverses) ». Avec le passe sanitaire, nous y sommes !
Mais le Journal est aussi le lieu d’un retour sur l’œuvre en cours, sur la difficulté qu’il rencontre à écrire des romans « parce qu’il n’est pas facile de faire aller ensemble Céline et Barthes, soit le style et la pensée ; ou Borges et Miller, c’est-à-dire l’extrême raffinement de la culture et l’extrême brutalité de l’instinct sexuel ». Un journal riche aussi de toute une galerie de portraits au vitriol, qui sont autant d’esquisses des personnages de la Comédie humaine qu’il rêve d’écrire. Avec Sollers et B.-H. Lévy en « parrains de la petite Cosa Nostra du journalisme culturel », M. Duras en « Bouche d’Ombre de L’Écrit Primal » ou Ségolène en « idole en vaseline de l’avenir light et mystique ».
Un Journal où Muray dit encore sa dette envers Nietzsche et envers ces « Cathédrales de l’Injure » que sont Bloy et Céline. L’occasion aussi de confesser avoir été, en littérature, toujours trop timide, d’avoir trop longtemps renoncé au « lyrisme de la répulsion, du rejet de greffe et du dégoût », tout en concédant qu’il aime aussi la rhétorique de la grande célébration telle qu’il l’a mise en œuvre dans La Gloire de Rubens. Le journal d’un homme de plus en plus solitaire qui, parfois, se met à douter des « raisons de continuer à écrire ».
Richard Blin
Ultima necat IV, Journal intime 1992-1993, de Philippe Muray
Les Belles Lettres, 688 pages, 35 €
Domaine français L’irritation comme manière d’être au monde
Frontal, a-dialectique, excessif, Philippe Muray a fait de son Journal un lieu d’exorcisme et de réappropriation de sa vie. D’où sa grande éloquence outrageante et son côté sanctuaire secret d’une pensée intime.