Le bon plombier est l’exception, le métier se bâcle et se tarit. Un jour il disparaîtra, et nous avec lui dans l’inondation ultime. Raison pourquoi, dans le chapitre 1 (titré « Ploc ») du Silence des carpes, Paul Solveig fait appel à Robert Boulay, le dernier artisan à l’ancienne qui vous changera un joint dans les règles de l’art. Mais pourquoi son intervention, ou plutôt celle de son beauf, Mirek Ryba auquel Boulay sous-traite les petites urgences, a-t-elle été précédée par un insolite prologue ? En Moravie, deux frangins fous de pêche, Ota et Pavel (hommage à l’auteur tchèque de Comment j’ai rencontré les poissons), découvrent un étang. Éblouissement incrédule du tandem : « La surface de l’eau frémissait littéralement, comme la peau d’un vieux à la fenêtre d’une voiture lancée sur l’autoroute ». Là-dessous, une légion de carpes. On monte les cannes, on tente sa chance. En vain. Le lecteur averti aura saisi que l’eau de l’étang morave est la même que celle qui fait « ploc » en gouttant du robinet parisien de Paul, lequel nous confie, en guise de clé : « On a vite fait de se noyer dans un verre d’eau ». Au sujet d’Ota et Pavel, on lit dès la première page que « Ces excellents pêcheurs avaient leur philosophie », ce à quoi rétorquera plus loin, en porte-voix de l’auteur, un autre personnage : « je ne suis pas philosophe, je me contente de raconter des histoires ».
Où voulons-nous en venir ? À ceci que nous ne nous méfions jamais assez des histoires de pêche. Platon, dans ses Lois comme dans le Sophiste, nous prévenait déjà contre le pêcheur à la ligne qui, a contrario du courageux chasseur à l’épieu ou du poséidonesque pêcheur au trident, est un être bassement rusé comme l’est aussi le pêcheur à la nasse : un sophiste, un menteur, un fourbe. Plus près de nous, les Américains – Brautigan, Richard Ford, Rick Bass qui porte le nom d’un poisson, Carver lui-même dans sa nouvelle « Personne disait rien » –, nous ont éduqués à ces histoires de captures qui murmurent en fait tout autre chose, et finissent en queue de poisson et en silence. Elles nous auront appâtés, hameçonnés, puis ferrés d’un coup sec et empoignés avant que de nous relâcher, un peu bêtes, dans le courant de nos vies de lecteurs. Histoires de fiascos, de fuites et d’errances, d’initiations plus ou moins déceptives.
Ouvrant Le Silence des carpes, il y a cette bredouille des deux frères, qui se répétera plusieurs fois. Il y a une fuite au robinet, la rencontre du plombier qui perdra chez Paul la photo d’une belle disparue (celle de sa mère jeune, Madame « Ryba » qui en tchèque signifie « poisson »), dont il tombera amoureux au point de partir à sa recherche, à Blednice en Moravie. Il y enquêtera au Bar des Belles Pertes : là précisément où nos deux carpistes se consolent mal de leurs piteuses expéditions à « l’étang maudit » – « une putain de flaque hantée » – en éclusant des bières. En écho à la fugue de Paul, on trouve encore la fuite de Pauline, laquelle le quitte, lui revient, repart, etc., la femme actionnant le moulinet pour tirer l’homme vers elle ou le laisser filer au bout de la ligne. Puis elle recommence, tandis que lui voit sa guide en Moravie, l’aguicheuse mais farouche Míla, elle du côté de la proie, le fatiguer à ce même jeu auquel décidément il ne gobe rien.
Entre ces péripéties érotico-halieutiques, l’enquête de Paul sur la belle Ryba avance. Ce que l’on pourrait prendre pour des digressions, au fil de la chronique de la Nouvelle Vague du cinéma tchèque que Bonnetto, qui vit à Prague, connaît sur le bout des doigts, conduit peu à peu à retracer le parcours de la mère du plombier. Le roman se fait plus grave, la fascination pour la photo en noir et blanc cède la place à une histoire de hantise, et l’étang livre ses secrets. « La mare grouillait comme une casserole qui attend un demi-kilo de pâtes », lit-on dans le prologue. Si les carpes se taisent, leur silence n’en est pas moins bruissant d’un passé oublié, et qui pourtant, si l’on écoute bien, nous chuchote à l’oreille. Dans l’épilogue est posée la question : « C’est quoi, une fin réussie ? » Réponse, à découvrir dans le texte pour son élégance : « Une panenka ! »
Jérôme Delclos
Le Silence des carpes
Jérôme Bonnetto
Inculte, 293 pages, 18,90 €
Domaine français La mare audible
mars 2021 | Le Matricule des Anges n°221
| par
Jérôme Delclos
Jérôme Bonneto nous emporte en Moravie : où comment faire parler le silence, en se mettant à l’écoute du bruit qui le hante.
Un livre
La mare audible
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°221
, mars 2021.