Roman qui glorifie les droits de la littérature sur la réalité, Ce qu’ici-bas nous sommes nous plonge dans une aventure aussi transversale qu’incongrue. Celle d’Augustin Harbour, un homme que sa passion pour l’ethnologie avait conduit, au temps de sa jeunesse, dans le désert du Sud libyen, en quête d’une cité perdue. Un désert impitoyable où il finit par s’égarer avant de tomber miraculeusement sur une mystérieuse oasis, Zindan.
Quarante ans plus tard, interné dans une clinique psychiatrique de luxe sise sur les rives d’un lac chilien, il entreprend de conter, avec force croquis, dessins et annotations, ce que fut cette extravagante épopée. Appliquant à la lettre le b.a.-ba de l’anthropologie – « Ne s’étonner de rien, se contenter d’enregistrer les faits sans préjuger de leur signification par rapport aux normes culturelles de l’observateur » –, il dresse l’inventaire de tout ce qu’il a pu observer, et revient sur les tribulations picaresques de ce séjour forcé en des lieux où régnaient l’étrange et l’extrême.
Comme s’il réalisait un fantasme ethnographique – atteindre des contrées que nul regard n’a encore contemplées, le lecteur part à la découverte d’une altérité radicale, d’un monde divisé en clans : les Trayeurs de chiennes, les Mangeurs de crevettes, les Amazones et Ceux du jujubier. Un monde où l’on se comprend instantanément, où l’on pratique une anthropophagie « différenciée », où la population ne varie pas en nombre, chaque décès étant aussitôt compensé par une naissance ou par l’apparition intempestive d’un nouvel arrivant. C’est qu’on arrive à Zindan « d’à peu près n’importe où » et « d’à peu près n’importe quand ».
Habitat, vie quotidienne, rapports sociaux, tabous, rites, on apprend tout de cet univers dont il est impossible de sortir et où existent deux sortes de monnaie, l’eau et les livres, dont « seul importe leur poids ou leur volume, nullement leur contenu ». Car à Zindan l’on n’écrit ni ne lit. Quand on veut garder trace de ce qu’on dit, on va chez le potier s’enregistrer. On s’exprime « devant lui à haute voix tandis que celui-ci tourne un vase » proportionné à la longueur de ce qui est dit. Et quand on veut écouter, il faut faire appel à des récitantes douées d’une « hyperesthésie admirable du toucher ». Elles caressent la poterie et lisent « les sillons avec leur doigt comme le ferait une aiguille de gramophone ». Des récitantes qui ont aussi la faculté de lire les « signes parleurs », des sortes de hiéroglyphes, tatoués sur la peau des habitants, qui font de chacun d’eux les porteurs de pages arrachées au hasard de « l’encyclopédie léthargique » qu’ils révèrent.
Une cité où vit, en compagnie d’une envoûtante vestale, celui qu’ils prennent pour Dieu lui-même. Un chaman, un dieu « défaillant mais nécessaire à cause du bien-être momentané qu’il dispersait par sa parole », écrit Augustin. C’est dire que, par-delà l’excitation qu’éveille l’inconnu, c’est à une lecture corrosive qu’il soumet le monde de Zindan. Un monde où mythes, pratiques magiques et survivance d’autres cultures s’interpénètrent en une gigantesque combinatoire. Ce monde, Blas de Roblès nous le donne à voir à l’aide des dessins et des images dont il emplit les marges de son livre. Un ensemble de pièces à conviction qui, avec les notules qui les accompagnent, s’alimente à une érudition qui met en résonance, souligne résurgences et similitudes, pointe coïncidences et consonances.
C’est ainsi que travaillait Aby Warburg, l’inventeur d’une méthode exégétique connue sous le nom d’iconologie, et dont un épisode de la vie – atteint de pertes de soi il fut interné cinq ans, dont les deux derniers dans la clinique suisse du professeur Binswanger – a servi de prétexte à la fantasmagorie qu’est ce roman. C’est dans cette clinique qu’il élabora une conférence, « Le Rituel du Serpent », au terme de laquelle il allait être déclaré guéri, et dans laquelle il relate tous les détails d’un séjour effectué vingt-sept ans plus tôt, chez les indiens Hopis. Augustin est comme le double fictionnel de Warburg réussissant à vaincre, à travers la transposition hallucinée de sa schizophrénie, l’autre personnalité qui s’était immiscée en lui. Un roman total qui est aussi une plongée dans un trou noir, la traversée illustrée de l’expérience mentale d’une désadhérence entre soi et soi-même à laquelle seule la rencontre d’états émotifs et psychiques provenant d’un passé mythique et auratique, a pu mettre un terme.
Richard Blin
Ce qu’ici-bas nous sommes,
de Jean-Marie Blas de Roblès
Zulma, 288 pages, 20 €
Domaine français Rémanences et sortilèges
septembre 2020 | Le Matricule des Anges n°216
| par
Richard Blin
Jean-Marie Blas de Roblès nous offre un feu d’artifice d’images, d’érudition et d’humour autour de l’obscure présence en soi de l’étrange.
Un livre
Rémanences et sortilèges
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°216
, septembre 2020.