K comme Kolonie : Kafka et la décolonisation de l’imaginaire
Marie José Mondzain a écrit des livres exigeants et très documentés sur l’iconoclasme de la période byzantine, mais elle n’a jamais séparé son travail philologique et iconologique d’une approche critique et politique. Ses livres ont autant réfléchi sur les logiques de censure des images que sur le pouvoir qu’elles ont de lutter contre la confiscation qu’opère l’ultra-capitalisme sur le monde, propageant insidieusement en chacun ce que Bernard Noël appela une véritable castration mentale des sujets. Comment opère-t-elle et que reste-t-il que nous puissions lui opposer comme objet de résistance, est l’une des questions que pose son nouvel essai K comme Kolonie, essentiellement à travers deux livres de Kafka, La Colonie pénitentiaire (1914) et L’Amérique (1913). Aussi, c’est par le terme de décolonisation que Marie José Mondzain s’attaque à ce qui, plus que tout aujourd’hui, ne cesse de coloniser les esprits : « la décolonisation de l’imaginaire veut ici simplement désigner les gestes qui peuvent débarrasser les regards et les mots de toute emprise hégémonique à partir d’une énergie fictionnelle. C’est à cette énergie que je reconnais une puissance révolutionnaire, donc politique, et c’est pourquoi Kafka reste dans cette voie un remarquable éclaireur ».
Déambulation faussement éparse, comme elle le dit elle-même, cet essai bondit à partir des deux récits de Kafka (mais aussi des Journaux*), en ouvrant des chemins de traverse dans l’œuvre de James Baldwin, Édouard Glissant ou en s’appuyant sur la caméra analytique et foncièrement décoloniale des Gianikian. L’essai ne manque d’ailleurs pas de rappeler les sources supposées des lectures de Kafka sur les violences des colonies de son temps, dont celles de l’Allemagne qui œuvra à élargir son « Heimat » (sa patrie) en s’implantant dans le Sud-Ouest africain sur les terres de la future Namibie pour y expérimenter ses premiers camps d’extermination. C’est à travers ce « bond hors de la file meurtrière », et par un « acte-observation » écrit précisément Kafka dans les Journaux en 1922, qu’une « indépendance » de point de vue, comme « propres lois » en mouvement d’un cheminement, se construit, « imprévisible, joyeux, ascendant » (trad. Robert Kahn).
C’est peu dire que le livre de Marie José Mondzain cherche cette joie émancipatrice, mais elle n’épargne pas des luttes opiniâtres qu’elles supposent. Le chapitre « Mémoire », autobiographique et programmatique de son ouvrage, rappelle comment enfant (née à Alger en 1942) elle aura vécu la période coloniale jusqu’à la guerre de libération, se maraudant par de nombreuses fugues qui la firent échapper aux maisons de redressements comme à l’éducation autoritaire, raciste, bigote, d’une institutrice : « J’ai vu tomber sous les balles, passé minuit, un jeune Arabe imprudemment attardé. J’ai vomi sans rien dire. » « L’image paisible et légitime d’une inégalité bienfaitrice et bienfaisante » que l’on voulait graver dans le corps de cet enfant, comme la machine infernale de la Strafkolonie de Kafka sa loi dans la chair du sujet récalcitrant, Mondzain l’attaque frontalement pour la déconstruire. Et lui rétorquer ce que L’Amérique, texte inachevé, lancera à la gueule du management entrepreneurial du « Grand théâtre d’Oklahoma » par l’affirmation du nom de « Negro ». La logique d’un chant tacite, « plus élevée » et indépendante, que ce récit affirme, nous ferait presque entendre avec le personnage de Karl Rossmann le fameux « I Am Not Your Negro » de Baldwin. En effet, c’est en cherchant un nom que l’administration exige de lui que Karl répond « Negro », trouant la trame du langage et tordant la loi sérielle de la violence raciale autant que sociale. Cette insulte inversée est un couteau à double tranchant, et le pari que fait le sujet pour se dégager de toute aliénation.
Si « On ne peut pas organiser une existence comme un gymnaste fait le poirier » écrit encore Kafka, comprenons qu’il s’agit alors d’appeler un « acte-observation » assez lucide pour combattre l’ordre des choses. C’est qu’à sa survivance plurielle, il faut répondre encore, et Marie José Mondzain, tel Brecht, le fait, car « la vérité est concrète ».
Emmanuel Laugier
* dont la traduction intégrale vient d’être traduite par Robert Kahn aux éditions Nous (cf. Lmda N° 209)
K comme Kolonie : Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, de Marie José Mondzain, La Fabrique, 248 pages, 14 €