Un premier ouvrage estomaque souvent. Ainsi Le Prix (Buchet-Chastel, 2015), entre imaginaire surréaliste et réalité triviale, évoque la quête de reconnaissance effrénée d’un sculpteur qui, à partir de matières organiques tirées de son nombril, enfante des créatures étranges, des Ropfs. Au bord de la folie, il ne cesse de se poser des questions sur son travail de création, sa famille et sa paternité. Antoinette Rychner avait là frappé très fort. Née en 1979 à Neuchâtel, passée par les arts du spectacle, elle est aujourd’hui l’auteure de six œuvres théâtrales, quatre récits et deux romans. En 2015, elle s’attelle à l’écriture de Pièces de guerre en Suisse, œuvre métabolique constituée de très vifs monologues, dialogues, chroniques, listes… Claire, véhémente, elle énonce ses préoccupations de citoyenne en prise aux pestes contemporaines : peine de mort, racisme, violence faite aux femmes, aux migrants, fascisme rampant… Et remet en question avec finesse et humour la neutralité de son pays. En parallèle, elle commence l’écriture d’un roman-opéra post-apocalyptique et éco-féministe. Après le monde conte la destruction de nos sociétés à la suite d’immenses incendies. Les assurances ne pouvant régler les dommages, un effet domino entraîne catastrophes économiques et écologiques. Après l’effondrement des États, de nouvelles socialisations se mettent en place. Tout cela perçu par les yeux, les corps, les âmes de bardesses (aèdes au féminin) qui, au cœur de cette épopée à la fois barbare, hyperréaliste et utopique (Proudhon était presque suisse), recueillent un chant.
Trois ans plus tard, à la naissance de son deuxième enfant, l’auteure apprend que son aîné est atteint de leucémie d’où l’écriture de Peu importe où nous sommes. Un récit pudique, saisissant, dans lequel elle dit au nouveau-né toute sa culpabilité de ne pas avoir pu lui donner les soins et l’attention qu’il méritait. Écrivaine polymorphe, Antoinette Rychner surprend, bluffe autant par son cran, son punch que par sa créativité singulière, éclatante.
Antoinette Rychner, qu’est-ce qui vous fait écrire ?
Il y a beaucoup de réponses possibles, selon les périodes traversées et la nature des textes. Mais à l’origine de chacune de mes créations littéraires, il y a, je crois, la jouissance d’un état de concentration absolue, la recherche du stade où l’on perd la notion du temps. La lecture aussi peut induire une concentration parfaite, mais sans le même danger, défi, sans la densité d’une responsabilité totale.
Tout le reste (quête d’une œuvre à soi dans un champ littéraire préexistant, plaisir d’inventer un cosmos ou d’observer le réel, plaisir plastique, artisanal, intellectuel de la fabrication, moyen de faire apparaître une réalité, reconnaissance ou accomplissement de soi, partage public, vie promotionnelle d’un livre) peut se révéler immensément enrichissant, mais reste probablement de l’ordre de la motivation secondaire, du bénéfice collatéral.
JbrJ...
Entretiens Révolte helvète
mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211
| par
Dominique Aussenac
En trois ouvrages lucides, amers, rebelles, Antoinette Rychner interroge notre responsabilité à habiter le monde.
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