La biographie de certains écrivains ne manque pas d’être paradoxale, il est des vies qui ne peuvent se résoudre que dans la plus forte des contradictions, comme condamnées à s’achever en un point qui semblerait nier toutes les étapes précédentes. Ainsi en va-t-il de l’Argentin Leopoldo Lugones (1874-1938) qui, au tournant du XXe siècle, était unanimement considéré comme l’un des plus grands poètes sud-américains, adoubé par Ruben Darío (le grand réformateur du lyrisme hispanophone), mais qui finira par ternir sa réputation en se faisant au seuil des années 30 l’apologue du fascisme et un des idéologues du coup d’État (le premier d’une longue liste) du général Uriburu. Après son suicide, l’image de cet homme de lettres brillant et complet (outre la poésie, il aura abordé la fiction, l’essai ou le traité de mathématiques et entamé un énorme dictionnaire de la langue espagnole qui, par sa démesure même, ne pouvait être achevé) fut longtemps mise à mal. La harangue belliciste qu’il prononça en invoquant, « pour le bien du monde », « l’heure de l’épée » est restée une pilule dure à avaler dans un pays où les militaires se seront un peu trop souvent crus invités à la table du pouvoir. Borges qui, avec son talent pour le « bon mot » cruel, ne l’a pas toujours épargné, finira pourtant par voir en lui le grand écrivain des lettres argentines et, certainement, un styliste impeccable.
Il faut reconnaître que l’œuvre multiple de Lugones aura été pionnière en plus d’un sens. Il sera en tout cas, avec Les Forces étranges, publié pour la première fois en 1906, un des fondateurs d’une tradition très ancrée dans le pays austral, celle du conte fantastique. Plus encore, par son aspect hybride, en mêlant fiction et essai, ce recueil préfigure la propre œuvre de Borges, mais aussi celles de Bioy Casares, Cortázar et leurs successeurs.
Les treize textes qui composent le recueil oscillent entre fable historique ou mythologique (la ville de Gomorrhe expiant ses péchés sous une pluie de cuivre incendiaire ; la curieuse vengeance d’une main crucifiée pendant les croisades) ; le récit de terreur (L’Escuerzo, dans lequel un crapaud se venge de celui l’ayant écrasé en semant une mort froide) ; l’imaginaire scientifique et le récit d’anticipation (La Force Omega, où l’exploitation de la puissance vibratoire du son a des conséquences funestes, nouvelle qui trouve sa jumelle dans La métamusique, où il est cette fois question des couleurs des notes et de la flamboyante et néfaste « octave du soleil »). Ailleurs, il réinvente L’Origine du déluge dans la bouche d’un médium, imagine un jardinier qui prétend « suggestionner les violettes » et leur « faire émettre un toxique mortel », ou conçoit le projet de faire parler les singes, en imaginant une analogie entre ceux-ci et les sourds-muets.
En mêlant science exacte et occultisme, lyrisme cosmogonique et histoires horrifiques, le livre est bien de son temps, héritier de Poe et contemporain de H.G. Wells. Son érudition lui permet d’imaginer des explications pseudo-scientifiques convaincantes au point que, quelques années après la publication du livre, certaines se soient vues confirmées par la science officielle, ce qui l’amène à ajouter, lors d’une réédition vingt ans plus tard, une note pour s’excuser de la présence d’idées « aujourd’hui courantes ». Mais son intérêt pour la science ne contredit pas son attirance pour les forces oniriques et les phénomènes faisant éclater les limites de la raison ; ce qui, là encore, en fait sans doute un homme de son époque, une époque où les expériences parapsychologiques et autres fluides médiumniques étaient pris au sérieux ou tentaient du moins de se justifier comme science.
On pourrait dire qu’il y a dans ce livre une volonté « totalisante », faisant de ces forces étranges évoquées dans son titre une sorte de métaphore du monde en son entier ; des forces dont l’étrangeté pourrait fort bien résider avant tout dans le fait d’avoir justement mis en branle le monde lui-même. En ce sens, que le livre s’achève sur un long Essai de cosmogonie en dix leçons n’est pas anodin : « L’origine de l’univers », « L’origine de la forme », « L’espace et le temps », « La vie de la matière », les titres de chacune des leçons renvoient à des absolus scientifiques et philosophiques, mais aussi mythologiques. Qui dit « cosmogonie » dit récit de la création du monde, et toutes les nouvelles étranges qui précèdent ce grand essai-récit pourraient bien être des sortes de préambules nécessaires à cette synthèse. Comme si la science et la poésie inquiétante de ce qui lui échappe ou naît d’elle quand elle prétend l’expliquer devaient s’unir dans la littérature.
Guillaume Contré
Les Forces étranges, de Leopoldo Lugones
Traduit de l’espagnol (Argentine) par
Antonio Werli, Quidam, 220 pages, 20 €
Domaine étranger Équilibre instable
Première traduction intégrale d’un classique précurseur de la littérature fantastique argentine. L’occasion de se plonger dans un univers où la science rejoint les puissances occultes qui la dépassent.