Protagoniste malgré lui, Augustin Marcadet est fonctionnaire du Trésor au service contentieux, et tout juste trentenaire, autrement dit « un petit vieux de trente ans », car cet âge-là lui apparaît déjà « comme le seuil de la vieillesse, l’abandon des illusions, l’encroûtement, la saleté, la ruine ». Un passé encore récent lui a fait épouser Émilienne, « une gentille petite femme » qui n’a aucun défaut, sinon « le regard serein des gens sans pensées », et lui a donné une fille, Monique, alors âgée de 5 ans.
En gros, il a tout pour être heureux. D’autres seraient fiers d’un tel sort, jusqu’à cette retraite assurée qui lui tend les bras à trente années de distance. Lui non. Pas du tout. Il a la désagréable impression de ne pas vivre. D’avoir une existence « couleur de paillasson ». Et même d’être « un peu mort ». Lorsqu’il se penche sur son cas, il ne voit que du terne, du fade. De quoi le laisser « écœuré de tout et de lui ».
Il faut dire aussi qu’il a l’art de tout rendre sombre. Ainsi se voit-il passer le plus clair de son temps dans un bureau « bourré de rancœurs, pustulé de petites vengeances ». Quand il rentre le soir chez lui, il trouve « quelque chose de populaire et de bon marché » dans la femme qu’il s’est choisie, et le baiser qu’ils échangent lui semble sentir « la politesse et l’habitude ». Quant à sa fille, il lui arrive de ne pas la trouver très jolie, avec ses dents de travers. Lui-même, d’ailleurs, n’est pas le beau gosse qu’il aurait aimé être.
Alors, bien sûr, tout n’est pas que grisaille. Il y a quand même le dimanche, à qui il demande de compenser les autres jours de la semaine, et qu’il s’efforce de transformer « en petit paradis avec les moyens du bord ». Et puis le Tour de France (nous sommes en été), qui comble bien des vides. Permet de tout oublier pendant quelques minutes (celles passées à statuer sur les chances de chacun de gagner l’étape du jour). Mais cela ne suffit pas ; le malaise est trop profond. Le constat trop amer : « Arriver à trente ans, là, et puis s’apercevoir qu’on est un rien du tout vivant… Partir travailler le matin, rentrer le soir… Se perdre dans des habitudes, avoir du cadavre autour de soi… »
Le véritable problème d’Augustin tient tout entier dans ses « pensées à cul de plomb », lesquelles reviennent toujours debout. Le pire pour lui, c’est d’envisager l’avenir : « Il pensait au lendemain, au surlendemain, et à tous les jours qui allaient suivre, pendant des semaines, et des mois, et des années encore, des jours de dégoût à additionner. » Impossible de s’imaginer tenir un an de plus dans « l’imbécillité de sa petite vie de tous les jours ». Augustin n’est pas homme à se satisfaire d’une telle réalité, d’autant plus que son âge l’autorise encore à croire qu’il échappera à la médiocrité.
Un jour, sur un coup de tête que l’on sentait venir, il envoie promener son supérieur hiérarchique et abandonne son emploi, sans se donner la peine de démissionner. C’est le début d’une vie nouvelle, qui lui fait rencontrer Odette, une jeunesse de 20 ans auprès de qui il sent « du nouveau, dans lui, du tendre et du fondant ». Le temps de deux ou trois chapitres, il redevient « heureux comme un enfant sans passé ». Seulement voilà : dans les années 1930, les entreprises n’embauchent pas, et tôt ou tard (mais forcément plus tôt qu’il ne l’avait prévu), Augustin devra renouer avec la vie qu’il vient de quitter.
Publié en 1943 (dans la foulée de son premier roman, Les Coups, qui a fait d’emblée de lui un écrivain qui compte), L’Homme au marteau est un texte noir. Et sinon noir : sombre. Désespérant. On y voit Augustin se battre et se débattre contre lui-même (il se considère comme « un pas verni »). Mais il a beau se plaindre, beau vouloir retrouver sa dignité, beau rêver de tout foutre en l’air, il finira quand même par remettre les pieds dans sa médiocrité. Dans l’univers de Jean Meckert, les déterminismes sociaux ont la peau dure. Les petits peuvent vouloir s’élever, se hisser à la hauteur des grands, tôt ou tard ils retombent et redeviennent ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être. Inutile d’espérer quoi que ce soit : nul n’échappe ni à sa vie ni à sa condition.
Le sujet est lourd, et pourtant le roman pourrait se lire d’une traite. Pour ce qui est du style, Meckert n’est pas un orfèvre. Sa phrase est débraillée. Proche de l’oral. Elle manque donc souvent de tenue. D’élégance. Mais elle est vive. Nerveuse. Toujours pressée d’aller de l’avant. Une phrase presque heureuse de vivre finalement. Et de dire ce qu’il y a à dire, sans langue de bois. Sans chiqué. Tel que ça vient. Une spontanéité qui fait toute sa beauté.
Didier Garcia
L’Homme au marteau, de Jean Meckert
Joëlle Losfeld, 308 pages, 10,50 €
Intemporels Métro, boulot, dodo
octobre 2018 | Le Matricule des Anges n°197
| par
Didier Garcia
Dans L’Homme au marteau, Jean Meckert (1910-1995) évoque le quotidien d’un homme incapable de se satisfaire de son existence.
Un livre
Métro, boulot, dodo
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Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°197
, octobre 2018.