En 1932, au moment même où la police américaine entre enfin en contact avec les ravisseurs du fils de Charles Lindbergh, les inspecteurs parisiens de la criminelle ont le bec dans l’eau : l’affaire Scouffi leur pose un os, ils n’ont pas la moindre piste qui les mènerait à l’assassin… Pas de quoi pavoiser, la maison poulaga est refaite, tandis que la presse suppute et divague. Cet échec mémorable n’empêchera pas le chef de l’impuissante équipe d’inspecteurs de ramener sa fraise cinq ans plus tard : le 15 avril 1937, le retraité Marcel Guillaume, ex-commissaire Guillaume, en veine de révélations sur son destin professionnel lance dans Paris-soir une série de chapitres de ses souvenirs à paraître. Quoi qu’il en soit, l’assassin d’Alec Scouffi peut rigoler, il a fait l’anguille. On ne l’a jamais retrouvé.
Une fois l’affaire classée, Guillaume n’oublia pas de faire son rapport : « on pouvait aisément penser qu’(il) était un homme de goût, habitué à un certain luxe (…) La femme de ménage fut stupéfaite du nombre de ses pyjamas, de ses robes de chambre lamées d’or, de ses vêtements d’intérieur qu’il plaçait dans une armoire avec des gestes doux et caressants qui contrastaient avec sa carrure solide. Au temps de sa jeunesse il avait dû être ce qu’on est convenu d’appeler un beau garçon (…) mais comme une foulure de la cheville l’obligeait à se servir presque continuellement d’une canne, cette démarche de vieillard diminuait un peu de (s)a superbe ».
Alexandre Scouffos, dit Alec Scouffi, est donc décédé, tué à coups de rasoir ou de stylet, le 24 mars 1932, à Paris dans un logis coquet du XVIIe arrondissement. Il était né à Alexandrie, en Égypte, le 12 avril 1886, dans une famille grecque et avait immigré à Paris en 1920. « Je vous revois, petite église byzantine,/ Noirs cyprès, ô royaux et ténébreux flambeaux ! » D’abord chanteur lyrique, le baryton s’était tourné vers les lettres et, que ce soit en grec ou en français, faisait sonner ses vers, tressait des romans et produisit même une biographie du Caruso. Sa première publication en volume était un recueil de poèmes, Chansons blêmes (Sansot, 1909). Il signait alors Alek Scouffo. Il fallut quatorze années pour voir paraître les poèmes des Tentations (Crès, 1926). Scouffi avait à cette époque déjà rencontré Constantin Cavafy, qui lui avait dédicacé des poèmes. Les deux hommes partageaient le même amour des garçons. « Satan, tu m’as donné la volupté des forts,/ Dès reins faits pour tenter de surhumains efforts,/ Tu m’as donné la clef de ta noire géhenne. »
Poète rimant sans innovations ravageuses, Scouffi se contentait d’exprimer ses états d’âme et ses souhaits dans des vers classiques et parfois très beaux. Il le fera toute sa vie, quand bien même le succès de son roman, Au Poiss’d’Or, hôtel meublé (Montaigne, 1929) lui assure une notoriété soudaine et le tourne résolument vers la prose. Ce livre, c’est une virée chez les gouapes, à la manière de Carco ou de Hirsch. On y cause de chic et l’on craint la police… Comme l’indique l’incipit, « Ce fut une stupeur. Julot dit tout bas à Chouchou : C’coup-ci nous som’ faits, les v’la ! »…
Ce livre, c’est le roman des amours interdites en hôtels louches. Au Poiss’d’Or appartient à ces incunables de la littérature homosexuelle que sont Mes communions de Georges Eekhoud (1895), Un protestant de Georges Portal (1936), qui énonçait pour la première fois explicitement la fierté homosexuelle, Jésus-la-Caille de Francis Carco (1914), Ces petits messieurs de Francis de Miomandre (1922) et de nombreux autres. Bien sûr, lors de son assassinat, les sous-entendus sont nombreux : il est mort par là où il a pêché. Et s’il était un excellent chanteur et mutilé de guerre apprend-on au passage, parent d’un ambassadeur et d’un maire d’Athènes, bénéficiaire d’une rente familiale de 60 000 francs annuels… Luxe, calme et sexualité. Mais tout finira mal pour Alec Scouffi le riche esthète. Comme dans son roman : « Un coup sec. Sa main crispée tenait l’arme fumante. Un petit cri dans la nuit. Qu’a-t-il fait ? Il a tiré sur deux ombres. L’une s’affaisse. L’autre s’enfuit. (…) Et les volets des maisons closes, où tant de mâles s’étaient jadis partagé son corps et sa jeunesse, des maisons closes tueuses de Bobs et de Chouchous, le regardaient partir. »
Le soir même de son assassinat, Scouffi avait convoqué sa sténo-dactylo pour avancer la reproduction du manuscrit de son nouveau roman, Navire à l’ancre (1932), un livre plus « respectable à coup sûr », d’une esthétique bourgeoise et psychologisante. Rien d’inoubliable. Avec Au Poiss’d’or et Le Violon mécanique (1931), il avait mis fin à sa bibliographie en toute inconscience, vouant à sa mémoire un roman des gouapes et des petites frappes, à la poésie ses humeurs les plus mélancoliques. Le chanteur avait délibérément troqué son habit de concert pour le buvard, l’encre et le kief.
Comme il avait été victime d’une tentative de vol quelque temps avant son assassinat, la police conclut en désespoir de cause à un meurtre commis par une connaissance, plus avide que les autres ou bien en manque de drogue, qui l’aurait estourbi pour dérober une bague en platine ornée de deux diamants et d’un saphir… Si l’on en croit la presse qui enquêta avec gourmandise sur le meurtre crapuleux, Scouffi avait finalement péri à cause de ses sens troublés… Retiré des voitures, le commissaire Guillaume prit même le temps de lire Les Tentations pour y dénicher, fier comme un professeur de Sorbonne, ce qu’il nomma un « sonnet prémonitoire », « L’expiation » : « Je suis l’abject, l’impur, l’amant de voluptés/ Rares, et de parfums rouges et verts hanté ;/ D’âpres vins j’ai connu les coupables ivresses./ Mais j’ai peur, ô rançon des sens inapaisés,/ Et je crois bien souvent au milieu des caresses/ Voir deux têtes de mort échanger un baiser. » Baudelaire pas mort.
Éric Dussert
Égarés, oubliés Le Grec et la crapule
octobre 2018 | Le Matricule des Anges n°197
| par
Éric Dussert
Chanteur lyrique et romancier des gouapes, Alec Scouffi (1886-1932) a payé cher ses fréquentations dangereuses.
Un auteur
Le Grec et la crapule
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°197
, octobre 2018.