Krivoklat est fou – du moins c’est ce que disent la justice et les psychiatres : il a déjà, à plusieurs reprises, aspergé d’ « acide sulfurique à quatre-vingt-seize-pour-cent » des chefs-d’œuvre de la peinture occidentale. Krivoklat fait semblant d’être fou : afin de pouvoir quitter l’asile pour accomplir de nouveau ce qu’il estime être sa tâche, son devoir, il se prête à « l’art-thérapie » du docteur Immervoll. Celui-ci, berné, fait de Krivoklat un patient modèle dans les études qui assoient sa réputation universitaire. En attendant Krivoklat parle, ne cesse de parler, associant dans son monologue révolté, éruptif, ressassant – mais réjouissant pour nous – les médecins, les critiques d’art, les malades, les conservateurs de musée… et les « prétendues œuvres de Renoir », « ses tout à fait repoussants portraits de femme, avec ces poitrines et ces épaules comme façonnées dans du saindoux » !
Après un beau roman (Saturne, chez le même éditeur) consacré à Goya et à son fils, et plus particulièrement à certaines des peintures noires dont ce fils détesté aurait pu être l’auteur, Jacek Dehnel poursuit ici sa réflexion sur l’art et les artistes. En parallèle, il se livre à un talentueux pastiche de Thomas Bernard. Comme chez Bernhard, le narrateur est ici un locuteur prolixe, dont le discours tempétueux n’a rien d’une logorrhée inepte mais témoigne au contraire d’une lucidité cruelle envers les travers de ce que nous croyons être notre civilisation. Face à lui, l’auditeur attentif lui répond parfois avec une égale pertinence : c’est que ce Zeyetmayer, enfermé avec lui dans le même asile, serait peut-être, lui, un Van Gogh aussi méconnu et malmené que le véritable. Ensemble, ils dressent le constat de la marchandisation forcenée et de l’entreprise de décérébration que constituerait la ruée vers l’art que nous voyons à l’œuvre autour de nous – et à laquelle nous participons. Dans ces musées où s’entassent les foules munies de leur perche à selfie, dans ces expositions présentées comme des événements historiques, en vérité on ne voit rien, on s’empresse, dénonce Krivoklat, de ne jamais « rencontrer » les tableaux.
« L’art a été injecté, dans les canalisations, disais-je à Zeyetmayer, avec une totale préméditation, par le travail acharné de nombreuses générations, l’art a été empoisonné, bétonné et conduit par un réseau de tuyaux dans le pire des cloaques ». Seul son acte d’agression, pense Krivoklat, pourra peut-être réveiller le public ainsi abruti, rendu aveugle. Nous pourrons alors réapprendre le regard, consentir à cette « capitulation sans conditions devant l’œuvre » – dont Krivoklat nous relate l’expérience, face aux magnifiques Bruegel du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Loin de ceux qui se réfugient au plus vite dans la cafétéria ou la boutique du musée (où « ils se jettent sur les foulards avec l’œuvre, les étuis à lunettes avec l’œuvre, les cendriers portatifs avec l’œuvre », etc.), Dehnel partage sans doute avec son héros désespéré et fascinant cette conviction salvatrice : « L’art ne fait pas joujou avec nous ».
Thierry Cecille
Krivoklat
Jacek Dehnel
Traduit du polonais par Marie Furman-Bouvard
Noir sur blanc, 160 pages, 18 €
Domaine étranger Pour l’amour de l’art
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Thierry Cecille
En un long monologue-diatribe, Jakob Dehnel rend hommage, en même temps, à Thomas Bernhard et à la force d’interpellation de l’œuvre d’art.
Un livre
Pour l’amour de l’art
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.