Pourquoi continuer à écrire cette chronique ? Au fond de moi, vous l’aurez deviné : la sensation que tout cela est peine perdue, il n’y a rien à attendre, ou plutôt il n’y a qu’à attendre, sachant que ce qui arrivera, ce qui adviendra par la littérature se joue ailleurs, cela n’a rien à voir avec ce que nous attendons dans nos vies, pour nos vies, et pourtant si, cela a à voir. Comment dire ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi encore écrire des livres, pourquoi en lire et en parler ?
Pendant un temps nous avions une voisine étrange dans notre immeuble. Elle ne parlait jamais à personne, et quand elle se croyait seule, certaine que personne ne la voyait, elle se livrait devant les boîtes aux lettres à une inquiétante chorégraphie, très concentrée, avec une extrême gravité. C’était très furtif, à peine esquissé et en même temps très élaboré, on pouvait supposer l’importance de cela pour elle. Est-ce que je ne me livre pas moi aussi, dans cette page, chaque mois, à des gesticulations inutiles, pour rien et pour personne, au prétexte que la littérature pourrait être utile à nos vies ?
Écrire pourquoi, demande Olivier Cadiot dans le Tome II de son Histoire de la littérature récente (P.O.L, 255 pages, 12 €). Cela ne fera de bien à personne, dit-il. Ou alors si, convient-il, cela peut faire du bien, mais pas là où vous l’attendez. Pas comme vous l’imaginez. Si vous voulez à tout prix faire un livre et vous exprimer dans ce livre, recommande-t-il, il faut que cela revienne au lecteur dans une forme « dure et splendide », comme un monde qui tiendrait tout seul, en apesanteur, assez haut, semblable à une montgolfière. Une montgolfière ? La littérature ça pourrait être ça : le moment où les gesticulations de ma voisine deviennent une danse aérienne, un geste pour personne, un éclat lumineux dans l’obscurité. In zarter Bewegung, c’est ainsi dit Cadiot que Webern conseillait d’interpréter le dernier mouvement d’une de ses pièces pour cordes : avec tendresse.
Un livre, dit-il aussi, est ouvert et ne parle à personne. Ce n’est pas une question de voix, de parler à quelqu’un, d’exprimer quoi que ce soit. Ou plutôt : « On cherche la parole. Mais ce n’est pas la parole. » C’est quoi ? C’est une manière de placer sa voix, dans un équilibre, sans ironie ni gravité, une sorte de miracle à obtenir : « un autre état de la parole, gazeux, précipité, un taux exact de condensation et de volatilité. »
Pour Alexandre Gefen dans Réparer le monde (Éditions Corti, 392 pages, 25 €), la littérature nous fait du bien. S’intéressant à nos vies, et à ceux dont les vies sont à la lisière des nôtres, elle nous assurerait d’exister, arrimant nos fragiles existences aux récits qu’elle propose. De la chorégraphie de ma voisine elle ferait quelque chose. Une littérature thérapeutique ? Je ne vous parlerai pas ici de ce livre passionnant, non plus que de celui d’Olivier Cadiot. Il faudrait organiser un débat entre eux deux, ils s’entendraient sur un point. Si la littérature nous promet d’être nous-même, dirait le premier, c’est hors de « toute affirmation de soi et de réappropriation identitaire propres aux manuels de bonheur ». Le meilleur moment pour commencer à écrire, renchérirait le second, c’est une fois nos illusions perdues, « la tête vide, sans images, sans souvenirs, sans cartes et sans histoires ».
« Il y a une sorte de surface, finirait par hurler Cadiot à voix basse, où l’on peut crier sans vouloir absolument être entendu en sachant qu’on ne le sera pas et que ça en vaut la peine – et que c’est possible, acceptable même ». Il y aurait une douceur dans les mouvements d’une jeune femme mutique et un peu folle, et cette étrange, terrible douceur (comme disait un écrivain qui ne voulait écrire que le fait d’écrire), pourquoi ne participerait-elle pas d’une certaine forme de réparation ?
On se souvient du débat. La littérature doit-elle être transitive ou intransitive, doit-elle s’intéresser au monde, à l’autre, raconter quelque chose plutôt que rien, ou bien au contraire se suffit-elle à elle-même, dans la pureté de son geste ? On n’en est plus là. Le monde se dégrade à vitesse grand V. Écrire, me disais-je en lisant ces deux livres passionnants, ce serait se mettre à danser pour rien, pour personne, avec une extraordinaire lenteur, au rythme d’une musique qui n’existe pas, pas encore, avec l’espoir insensé que dans cette lenteur même quelque chose nous serait révélé, mais quoi ? On aurait trouvé le geste, l’exact mouvement. La littérature, dit Cadiot, ce serait le moment où « la consolation et l’inquiétude viennent s’emboîter parfaitement ».
Quartier libre Chorégraphie de ma voisine
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Xavier Person
Chorégraphie de ma voisine
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.