Au moment de la Libération, l’os à moelle n’était pas la pièce bouchère la plus facile à dénicher. Avec l’arrivée des Américains, on attrapait plus facilement un chewing-gum. Et les filles un ballon. C’est toute l’histoire que raconte Gaston Criel dans son dernier roman publié quelque temps avant sa mort par Samuel Tastet en 1987. Cet os qu’il faut trouver pour manger à sa faim, c’est aussi l’os du chien, parce que Criel n’est pas un enfant de Jésus. Auteur culte autant que Jean-Pierre Martinet, Emmanuel Bove et André Baillon réunis, Gaston Criel (1913-1990), natif de Seclin, aura connu de ces années qu’on ne souhaite à personne. Pour ne parler que de la période de la guerre, il la passe dans un stalag comme Georges Hyvernaud et Raymond Guérin. Le poète qu’il était avant-guerre (il a publié sa poésie dès 1937) est parvenu à traverser l’épreuve du travail forcé dans les fermes allemandes. Il a même lancé un canard à Magdebourg, l’XI A, un mensuel de camp de prisonnier dont il est le « directeur ». Un numéro unique a paru le 29 février 1944. Criel n’aura jamais combattu. Il a été raflé au cours de la Drôle de guerre. Après un très long trajet aller vers les profondeurs de l’Allemagne, il y a un long retour en train et puis, tout à coup, Saint-Germain-des-Prés, le havre où les pépés roucoulent aux bras des GI’s. C’est là qu’il va jeter sur le papier des poèmes et des récits serrés comme des expressos pour lendemains de cuite.
Tandis que Sartre, Romains et Duhamel brossent des sagas ou des romans pleins de pages, lui balance grâce à son alter ego romanesque Robert (ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau) des phrases lapidaires comme on n’en a pas vu souvent. Il fallait attendre le beat des jazzmen et puis les Beats pour faire sonner la phrase comme Criel l’a fait tout au long de sa vie. Cette fois pour raconter les gosses girondes et ses amours, la gueule des Beurre-Œufs-Fromages quand les Ricains se sont trissés en Forêt noire, sans les pépés et sans les bébés. Il faut réinventer un quotidien et trouver l’os à ronger. Robert cherche mais la situation n’est pas glorieuse. Et puis ses gosses qui naissent, il trouve ça dégoûtant, et même déprimant. Sanies, odeurs sûres de la maternité, pissats du nouveau-né, Criel donne sans mesure dans le criant de vérité. Des pages à ne pas faire lire aux mamans… En se souvenant du jeune Robert qu’il était, Criel pose noir sur blanc les sentiments mûris et recuits d’un homme d’expérience (il a été serveur de bar de nuit) qui confirment que latence et récurrence forment bien en littérature la trame des œuvres solides. Dans L’Os quotidien, l’encre arrive vite à la cible, et pardon si ça tache.
Éric Dussert
L’Os quotidien, de Gaston Criel
Préface de Jacques Josse, Le Sonneur,
176 pages, 16 €
Domaine français Pardon si ça tache
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Éric Dussert
Henry Miller écrivait au sujet de Gaston Criel : « C’est un langage vivant, plein de mordant et des sortilèges de la misère qui l’a produit ». La preuve.
Un livre
Pardon si ça tache
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.