Le nouveau roman de Jérôme Leroy joue habilement sur les arcanes du temps, mêlant réalité du passé immédiat et projection dans ce que l’on pourrait nommer un « autre avenir possible ». Tout débute en France en décembre 2014, au moment où va commencer la « saison des massacres », celle des premiers attentats (avec Charlie Hebdo). Le récit présente une alternance de deux narrateurs, un qui se souvient de ce passé, l’autre qui est celui d’un disparu (un « éclipsé »).
Le premier narrateur est une jeune femme, Agnès Delvaux, qui se raconte, revient sur les événements, comme on écrirait un journal pour soi, ou pour témoigner auprès d’autrui, de sa fille peut-être, en sachant que cette dernière n’aura peut-être ni l’envie, ni la curiosité de connaître le « monde d’avant ». Elle a été membre des Renseignements généraux autrefois, s’est intéressée à une personnalité pour glaner des renseignements, jusqu’à contracter une sorte d’obsession et vouloir tout savoir de lui…
Lui, c’est le second narrateur, Guillaume Trimbert, « écrivain » quinqua, fiché S pour ses vieilles passions communistes, qui se fait entretenir par une ancienne amante. Il suit son chemin, vit en compagnie d’une dernière conquête, écrit, mais tout cela ne suffit plus. Il est tenté de disparaître, non pas se suicider, non pas seulement partir, mais littéralement s’évanouir, sans crier gare, sans prévenir personne, devenir un fantôme… « L’un des droits de l’homme les plus essentiels n’existe plus. Celui de disparaître » écrit-il. Il ressent « une curieuse lassitude qui se mue peu à peu en indifférence, en sentiment de ne plus vraiment être des leurs, d’avoir un passeport étranger dans une dictature qui n’aime pas trop les visiteurs. » Lassitude d’une forme de vidéosurveillance permanente, celle extérieure imposée dans les villes par exemple, mais plus encore celle intérieure, de tout un chacun disposant d’un smartphone, répandant une image de vous sur la toile en un clic. Fin de l’intimité, fin de l’innocence, fin de la capacité à se laisser emporter par un instant d’ivresse, fin de la liberté en somme.
Nous sommes donc dans cette France de 2015 qui connaît une vague d’attentats meurtriers, l’état d’urgence. Jusque-là, c’est notre réalité, et puis s’y ajoute une forme de chaos s’installant dans le pays (grèves à répétition, de l’éducation nationale à l’ensemble des transports, faillites, pannes électriques, téléphoniques, etc.), et enfin ce qui est nommé « L’Éclipse »… Comme cela sera le cas de Trimbert, des gens s’évaporent sans raison apparente. Progressivement cela touche toutes les couches de la société, des personnes décident que tout cela n’a plus de sens, quittent leur travail, leur vie, sortent du cadre productif. Paniqués, les services de renseignements ne s’aperçoivent pas tout de suite de l’ampleur du phénomène. Mais lorsque cela se répand dans l’élite, où des patrons, des ministres, des people, commencent à disparaître, il devient de plus en difficile de les remplacer, d’expliquer leur départ à la population. Nous versons alors dans l’anticipation. Les cadres sociétaux s’effritent, le fonctionnement des entreprises, des institutions, est lentement mais sûrement perturbé. C’est la fin d’un monde qui se profile, sans grandiloquence, sans catastrophes climatiques, accidents ou attaques de grande ampleur, juste un doux évanouissement du système qui s’écroule à la manière d’un bloc de glace, fondant peu à peu…
La force du roman tient dans l’étrange dialogue qui se noue au fil des deux narrations à la première personne. Les histoires se superposent, les destins s’entremêlent alors que, a priori du moins, rien ne prédestinait ces deux protagonistes à avoir une quelconque relation entre eux. Il y a aussi une part d’autoportrait dans le personnage de l’écrivain, de mise en abîme de Jérôme Leroy lui-même dans son personnage, qui recoupe une partie de ses propres livres, y compris celui que nous sommes en train de lire. Les lignes de force de l’écriture de Leroy sont bien présentes, la question de l’engagement, de ce qu’il était supposé être, de ce qu’il est aujourd’hui ou, surtout, n’est plus, de ce qu’il ne peut sans doute plus être dans le monde tel qu’il est, mais avec une forme de nostalgie, de mélancolie, qui virerait au nihilisme si dans le même temps une philosophie de vie « envers et contre tout » ne finissait par s’imposer aux personnages.
Roman de politique-fiction, d’anticipation sociale, roman noir, roman du temps enfui aussi, beaucoup, et roman d’amours défuntes enfin, Un peu tard dans la saison est tout cela à la fois.
Lionel Destremau
Un peu tard dans la saison,
de Jérôme Leroy
La Table ronde, 254 pages, 18 €
Domaine français La grande éclipse
janvier 2017 | Le Matricule des Anges n°179
| par
Lionel Destremau
Sans guerre nucléaire, mais atteinte d’une étrange maladie sociale, Jérôme Leroy livre le portrait d’une étonnante France post-apocalypse.
Un livre
La grande éclipse
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°179
, janvier 2017.