Après avoir lu – en apnée malgré soi, comme pris dans une tornade –, les quatre cent soixante-quinze pages de Tokyo Vice, on se dit que finalement la fiction a intérêt à bien se tenir. Tokyo Vice n’est pas un roman mais un récit, tout ce qu’il y a de plus autobiographique, mais tendance thriller. Comme dans toute véritable littérature et quel que soit le genre, seuls importent la construction, la langue, le rythme. Ici, nous sommes servis, mieux malmenés, déboussolés, anéantis, et finalement requinqués, grandis. Jake Adelstein, le coupable de tant de talent, n’est pas romancier. Il est journaliste. Un naïf ou un risque-tout, un bluffeur ou aventurier, un Tintin tout jeunôt lâché dans l’arène des lions : le Japon des années 90.
À 19 ans, le petit gars du Missouri quitte son pays natal, s’entiche d’exotisme, de bouddhisme, étudie à l’université Sofia, possède à peine la langue nippone, maîtrise encore moins les codes de cette culture, mais il en veut. Plus par jeu que par ambition carriériste, il se présente un jour au concours d’entrée du plus grand quotidien japonais, le Yomiuri Shinbun – quatorze millions d’exemplaires – et contre toute attente, se retrouve premier étranger à être embauché – il a 24 ans – et qui plus est, le voilà sheiha-in : employé à vie. Concours d’entrée, CDI ad vitam aeternam : nos repères occidentaux en prennent déjà un coup. Lui, fonce. On lui file un conseil, ou une mise en garde : « Il ne s’agit pas d’apprendre mais de désapprendre. Il s’agit de lâcher prise, de se laisser aller, de se débarrasser de toutes préconceptions, d’oublier tout ce que tu croyais savoir. (…) Si tu veux être un excellent journaliste, tu dois t’amputer de ton passé. Tu dois laisser tomber ton orgueil, ton temps libre, tes loisirs, tes préférences et tes opinions. » Autrement dit : il rentre au monastère. Un monastère très particulier, extrêmement hiérarchisé, où il doit céder au rite de passage, un bizutage féroce, apprendre à fréquenter des bars à filles, à fumer non-stop, à boire jusqu’à être bourré quasi comateux, à dormir (ou s’effondrer) sur un futon au bureau, à se farcir les chiens écrasés (faits divers aussi sordides qu’absurdes). Il prend de la graine, couvre petit à petit des affaires de haut banditisme, corruption, prostitution, crime, drogue, trafic d’êtres humains. Plus dangereux encore il apprend à faire ami ami avec les flics autant qu’avec les gangsters, les fameux yakusas. Une mafia hyper organisée (vingt-deux organisations, plusieurs milliers de personnes) qui infiltre tous les rouages de la société : industries, banques, institutions gouvernementales – et la presse. Les yakusas ont pignon sur rue, règnent en maître absolu sur le Japon. Ils sèment la terreur, la mort.
Jake Adelstein ose se mettre en scène, sans complexe. Voilà aussi ce qui fait la force de son ouvrage. Il bosse comme un fou, obéit aux ordres sans rechigner, commet des erreurs, se fait humilier, insulter, prend des coups (de vraies bagarres), affronte des scènes d’horreurs, se faufile dans des pièges (chantage, menace), protège ses sources, ses indics, sacrifie ses amours, ses amis – sa vie. Pendant plus de dix ans, il se donne corps et âme au journalisme, à un jeu périlleux, celui de la manipulation façon haute voltige. Il est devenu pièce maîtresse d’un triangle infernal : lui, les flics, les yakusas. Leurs codes de fonctionnement sont d’une précision rigoureuse. L’équilibre est fragile…
Tokyo Vice – récit exceptionnel, rythme trépidant, humour décapant – est une immersion inédite dans la culture japonaise, un envers du décor impitoyable, vu et vécu par un « étranger ». Mais surtout, cet ouvrage nous oblige à nous interroger sur le journalisme : les liaisons dangereuses que suppose la chasse au scoop, la déontologie flanquée aux oubliettes. Sans frondeur de cet acabit, la liberté de la presse existerait-elle ? La démocratie ne serait-elle qu’un vain mot ? La première phrase de son récit donne le ton : « Vous supprimez cet article, ou c’est vous qu’on supprime. Et peut-être bien votre famille aussi. » Jake Adelstein est allé jusqu’au bout, jusqu’à se mettre en danger, jusqu’à accepter la protection du FBI.
Tokyo Vice est le premier ouvrage publié par les toutes jeunes éditions Marchialy, une bande de quatre copains (des Mousquetaires, qui ont entre 26 et 30 ans), une famille comme ils aiment se définir. Leur projet : publier de la « creative nonfiction », ces reportages au long cours, qui, dans la lignée de Jack London, Truman Capote, Albert Londres, Joseph Kessel ou Blaise Cendrars, font de la « littérature du réel » un art à part entière.
Martine Laval
Tokyo Vice de Jake Adelstein
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cyril Gay, Éditions Marchialy, 475 pages, 21 €
Domaine étranger L’enfer au soleil levant
avril 2016 | Le Matricule des Anges n°172
| par
Martine Laval
Avec Tokyo Vice, Jake Adelstein fait le récit de sa métamorphose. Il devient journaliste à hauts risques, entre le marteau et l’enclume, les flics et les yakusas. Palpitant.
Un livre
L’enfer au soleil levant
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°172
, avril 2016.