Nous regardions le cheval toujours étendu sur le flanc. On lui avait jeté une couverture dessus et seules dépassaient ses pattes d’insecte, son cou terriblement long au bout duquel pendait la tête qu’il n’avait même plus la force de soulever, osseuse, trop grosse, avec ses méplats, son poil mouillé, ses longues dents jaunes que découvrait un retroussis des lèvres. Seul l’œil semblait vivre encore, énorme, douloureux, terrible, et reflétés par la surface luisante et bombée, je pouvais nous voir, nos trois silhouettes déformées en demi-cercle, se détachant sur le fond lumineux de la porte de la grange dans une sorte de brouillard légèrement bleuté, comme un voile, une taie qui déjà semblait se former, embuer le terrible regard de cyclope myope, intolérable, affreusement doux, affreusement accusateur. » Face à ce cheval mourant, le soldat Claude Simon pressent la mort qui attend les combattants français que la débâcle, bientôt, viendra surprendre. Dans cet œil presque clos, le narrateur, à cet instant crucial, fait l’expérience d’une sorte de fraternité pathétique, d’entremêlement de l’animalité et de l’humanité que la phrase simonienne rend à merveille. En 1958, deux ans avant la publication de La Route des Flandres, Maurice Nadeau, qui a toujours soutenu Claude Simon, publie dans sa revue Les lettres nouvelles cet admirable fragment d’une cinquantaine de pages. Cette belle édition (saluons la qualité de la maquette aussi bien que la richesse de la postface de Mireille Calle-Gruber) nous permet donc de découvrir quelques épisodes de la drôle de guerre, mettant en scène, autour de ce cheval tragique, des soldats déboussolés, au bout de la nuit et de l’épuisement, des officiers ridicules, des paysans cupides ou soupçonneux. C’est que Simon, ici encore, veut dépeindre, avec la force d’évocation qui le caractérise, « les éternelles, atridesques et sauvages passions qui errent sans fin à la surface du monde ».
Thierry Cecille
LE CHEVAL
DE CLAUDE SIMON,
Les éditions du Chemin de fer, 96 pages, 14 €
Domaine français Sur la route
janvier 2016 | Le Matricule des Anges n°169
| par
Thierry Cecille
Un livre
Sur la route
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°169
, janvier 2016.