La page de titre le dit : Aventures est un « livre avec du roman dedans ». Nous voilà prévenus : finis les genres bien cloisonnés. Lire ce livre, c’est accepter d’entrer dans les turbulences de l’hybride, c’est vouloir se laisser porter par une écriture ou plutôt une poétique du trouble, c’est-à-dire de l’instable contre l’identité. D’où le choix du mot « aventure », au pluriel, comme titre, pour désigner, certes, une succession de péripéties, mais surtout pour induire l’idée que ce livre, fruit, sans doute, d’une véritable aventure d’écriture, doit conséquemment se découvrir au fil d’une lecture elle-même aventureuse. Parce que les livres de Pierre Lafargue – qu’on songe à Ongle du verbe incarné (Verticales, 2008), Le Jeu de la bague, La Fureur (Vagabonde, 2014) – ne sont pas de ceux qui se contentent de redoubler le réel ou de ceux qui s’adressent à des lecteurs uniquement soucieux de se reconnaître dans ce qu’ils lisent. Non, la littérature qu’il défend et promeut, est une littérature de l’incongru et de l’imprévisible, une littérature vivante et indéterminée pour lecteurs mus par l’étonnement et dont l’esprit est avide d’autres aventures.
Comme celles qui s’enchaînent, ici, à la suite d’un événement peu banal : une chaussée qui, en pleine ville, s’enfonce brutalement de 27 m avant de remonter « avec autant de résolution ». Le surgissement inattendu de cet événement incompréhensible, déclenche un sentiment d’insécurité, met sur le chemin du fantastique, empêche de penser. Il y a là un trop autour duquel tout le livre va tourner. Car par-delà la mélancolie engendrée par l’objet perdu – celui d’un sol solide – les questions se développent. Une rue qui s’abaisse puis remonte, comment l’expliquer ? À qui, à quoi est due une telle fantaisie. Existe-t-il encore un réel sur lequel s’appuyer ? La singularité absolue de cet événement – appartenant à « un ordre de choses qui désordonne celui où nous trouvons nos repères » – va avoir de drôles de résonances. C’est ainsi que la présidente des parents d’élèves va devenir beaucoup plus avenante et exhiber de magnifiques taches de rousseur comme si « l’éphélide (était) l’effet de la rue baladeuse ». La Justice elle-même va se métamorphoser. De « vieille fille indécise, perdue dans toutes les objections qu’on lui adressait au nom des chapitres les plus difficiles de la philosophie du droit, et qui n’aurait même pas pensé, détail fantastique, à vous piler la gueule à coups de tournevis », elle devient une « très svelte et très fière beauté » qui décide d’inverser toutes les lois : « Article premier – Tout journaliste aura la tête tranchée avec le tibia d’un communicant… »
Des événements saugrenus ou des prodiges, il va s’en succéder. On verra une avalanche descendre la montagne, entrer dans une boulangerie, acheter des viennoiseries et remonter. On découvrira des petits tas de pains au lait, posés chacun dans une assiette au centre du segment de rue « dont le mouvement avait marqué si durablement les esprits » ; ils finiront par disparaître, « sans laisser une miette », malgré la surveillance constante dont ils étaient l’objet. Dans ce bouleversement général qui met les êtres aux prises avec le roulis d’un monde qui bouge, même le « Héros-type », avec son bras capricieux et son marteau d’or fin, se montrera incapable de résoudre l’énigme. Il faut dire que, parfaite parodie du Héros – mi-homme, mi-dieu – son seul souci est de laisser s’exprimer les voix qui le traversent et le mènent sur des chemins périlleux…
Il n’est d’ailleurs pas le seul à parler, il y a « Monsieur Fou ». Mais est-il fou ou travaille-t-il à un dérèglement de tous les sens, comme le poète ? On ne sait, mais tout se passe comme si une rue folle avait, dans son effondrement, entraîné l’effondrement de la pensée, avec tout ce que cela comporte d’opérations de déboîtement, de déplacements, de substitutions. D’où les mouvements pulsionnels et sensoriels de la physique du penser, que Pierre Lafargue explore. Le tout décliné sur le mode ironique de la stupéfaction et distordu par l’humour le plus noir. Une littérature incongrue servie, admirablement, par ce maître de la langue, cet admirateur du Grand Siècle et de Saint Simon qu’il est. Les choses les plus banales sont valorisées par une écriture inventive, de haute sève, ruisselante de joyaux baroques, de propos acrobatiques, de jeux langagiers faisant parfois surgir la fiction du trébuchement même de la langue. Une prose qui se déguste, joue sans cesse du contraste entre ce qui est évoqué et le ton de l’évocation, se déploie quelquefois en une autocélébration de l’écriture qui ajoute à l’envoûtement. Car, pour ubuesque qu’il est, ce livre est avant tout un hymne à l’éloquence de la langue.
Richard Blin
AVENTURES
DE PIERRE LAFARGUE
Vagabonde, 240 pages, 16,50 €
Domaine français Triomphe de l’ironie
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Richard Blin
Parodique et incongru, le nouveau livre de Pierre Lafargue cultive l’art de désarçonner le lecteur.
Un livre
Triomphe de l’ironie
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.