L’année 2014 s’est déroulée sans que, il faut bien l’avouer, les diverses commémorations de la Première Guerre mondiale trouvent en nous des spectateurs bien attentifs. Sans doute la manie de la mémoire forcée dans nos sociétés et la préoccupation de conflits plus contemporains y étaient-elles pour quelque chose. Mais cela aurait dû être l’occasion d’essayer de comprendre ce qu’avait pu représenter cette expérience à la fois unique et à l’origine de tout ce qui, dans le siècle qui suivit, naquit de cette « brutalisation » dont l’historien George L. Mosse a dressé le diagnostic. C’est au cœur de cette souffrance que nous plonge la lecture de ces Tranchées de Carlo Salsa, témoignage inédit en français d’un combattant du front – mais aussi œuvre littéraire d’une surprenante qualité.
Stéphanie Laporte, qui nous livre ici une traduction à la fois puissante et précise, compare avec raison, dans sa préface, ce « livre de guerre » au superbe récit autobiographique d’Emilio Lussu, Les Hommes contre. On pourrait également penser au Feu de Barbusse (que nos étudiants de classes préparatoires scientifiques durent affronter, année 2014 oblige, l’an dernier) : comme Barbusse, Salsa choisit une écriture du quotidien, au présent, assez semblable à un journal intime qui aurait été tenu juste après le vif de l’action ou dans la désolation des longues périodes d’attente (alors que le livre fut sans doute écrit a posteriori, et publié en 1924). Comme Barbusse, il mêle avec un savant dosage les dialogues parfaitement vraisemblables, les passages narratifs et les descriptions – du paysage, ici, des Alpes infranchissables, des tranchées, bien sûr, où ils survivent, et des champs de bataille successifs. S’il s’en tient, la plus souvent, à une écriture sèche, dépourvue de pathos ou de récrimination, il dresse, çà et là, peu à peu, un réquisitoire convaincant contre les chefs militaires qui envoient à une mort inutile ces centaines de milliers de combattants. Comme dans Le Feu, le réalisme le plus méticuleux, quasi documentaire, n’empêche pas le recours à la métaphore, pour dire l’atrocité des corps mutilés, des cadavres laissés à l’abandon, ou le chaos des explosions des shrapnels et des obus, ou la vie quotidienne de ces poilus, métamorphosés en troglodytes préhistoriques, « statues de glaise » dans la boue, enfermés derrière ces « toiles d’araignée métalliques » que forment les barbelés.
Carlo Salsa avait déjà publié quelques poèmes avant d’être envoyé au front en novembre 1915, à 22 ans, et de se retrouver face à l’armée autrichienne, dans « l’enfer du Karst », ces sommets que traverse l’Isonzo, dans ce qui est aujourd’hui la paisible Slovénie. À ces dix-sept mois de combats (Salsa est parfois renvoyé à l’arrière pour quelques périodes de repos, toujours trop rapides, qui suscitent davantage de nostalgie pour la paix que de véritable apaisement) vont encore succéder seize mois de captivité, après qu’il aura été fait prisonnier, et ce ne sera qu’après novembre 1918 qu’il pourra rejoindre l’Italie. Alors qu’il est officier, c’est sur ses compagnons, ces « va-nu-pieds de l’infanterie », du sein même de ce « matériel humain » qu’ils sont devenus tous ensemble, qu’il veut témoigner. Son but, prévient-il dans son introduction, est de « rappeler aux oublieux et aux ignorants ce que nos morts ont donné, en plus de leur propre vie », et cela contre « les corbeaux vaniteux qui croassent au-dessus des cadavres ». Alors que tous doivent affronter les mêmes infernales épreuves, Salsa montre bien que chacun vit, ou plutôt survit, à sa manière : la résignation côtoie l’enthousiasme patriotique, la lâcheté et l’égoïsme cèdent parfois la place à la générosité la plus surprenante – mais le désespoir ou la folie, souvent, l’emportent. Un soldat préfère se suicider en se jetant sur les lignes ennemies, après qu’il a perdu son ami le plus proche. Un autre meurt en répétant, comme un refrain insensé : « Vive la guerre ! » Salsa, lui, en réchappe et est emprisonné… à Theresienstadt !
En une sorte d’épilogue prémonitoire, annonçant sans le savoir ce que seront les camps de l’autre guerre mondiale, qui suivra bientôt, il raconte alors l’abandon (l’Italie a totalement oublié ces prisonniers), la faim, la mort lente. À l’hôpital s’éteint près de lui un soldat affamé, sorte de « musulman » avant l’heure : « Sa peau s’était froissée comme une feuille pourrissante et on aurait dit que dans chacune de ses rides, le mal avait déposé un peu de son venin subtil ». La paix s’annonce pourtant, mais c’est trop tard pour lui, il ne peut que murmurer, dans un dernier souffle : « Quelle peur j’ai de mourir maintenant qu’il faut recommencer à vivre ».
Thierry Cecille
TranchÉes de Carlo Salsa
Traduit de l’italien par Stéphanie Laporte,
Les Belles Lettres, 311 pages, 23 €
Domaine étranger Des hommes perdus
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Thierry Cecille
Il y a cent ans, l’Italien Carlo Salsa faisait l’épreuve des horreurs de la guerre – puis témoignait : une œuvre inédite et puissante.
Un livre
Des hommes perdus
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.