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Domaine étranger Aucun lieu, nulle part

octobre 2015 | Le Matricule des Anges n°167 | par Sophie Deltin

Un homme endeuillé parcourt l’Europe de l’Est pour enterrer les cendres de sa femme suicidée. Entre chant et contre-chant, la Hongroise Terézia Mora compose une puissante épopée du deuil.

De rage et de douleur, le monstre

Cn vivant peut-il vivre avec un mort, son mort ? Une personne peut-elle cesser d’exister alors même qu’elle continue de vivre ? C’est l’histoire d’un vivant qui est un peu mort : Darius Kopp, terré chez lui et dans son chagrin, n’est plus que l’ombre de lui-même – l’homme né en RDA, installé à Berlin, fort de sa réussite professionnelle et de son couple avec Flora que décrivait Terézia Mora dans son précédent roman Der einzige Mann auf dem Kontinent (2009, non traduit). « La première année de notre mariage, résume-t-il a posteriori, nous l’avons pour ainsi dire passée à travers le monde en nous tenant par la main, accompagnés par les hurlements permanents des marchands de peur, mais nous ne connaissions pas la peur, car nous étions un tout, deux petites roues formant un engrenage. Même si au fond nous n’avons jamais rien connu autour de nous que la crise, l’effondrement, le redressement, l’effondrement, le redressement, parfois en parallèle avec la Bourse et parfois pas. » L’effondrement dont il s’agit ici ne renvoie pas au seul contexte de l’après-11-Septembre et de la crise économique ; il fait allusion à l’état physique et psychique de Flora, dépressive, abîmée par un passé douloureux et humiliée par des déconvenues professionnelles.
Quand le livre commence, cela fait un an que Darius est au chômage, englué dans sa douleur. Dans sa rage. Son anéantissement – « une captivité dont [il] a [lui]-même fixé les paramètres. » Cela fait un an que Flora l’a quitté, réfugiée dans une cabane au fond des bois. Un an que Flora s’est suicidée. Pendue à un arbre dans la forêt. « Je ne suis pas un clochard », se défend Darius devant son ami qui le presse de retourner parmi les hommes, de « se réinsérer ». « Je suis en deuil. Voilà la seule réponse convenable. » Et d’ajouter « qu’on peut être en deuil à plein temps. Qu’être en deuil, ce n’est pas se laisser aller ou même ne rien faire, mais au contraire qu’il s’agit d’une action. On est actif. C’est une activité. » Une manière de rythme plus exactement, que la romancière tente de cerner dans sa discontinuité et son chevauchement même, tantôt au plus près des pensées de son personnage, sujet aux accès de colère autant qu’aux élancements du désespoir, tantôt tenant à distance les abcès et les crispations d’une douleur intraitable – un ajustement permanent que traduit le recours à un dispositif de voix narratives calibré, qui nous fait passer allègrement des « je », « tu » au « il » souvent au cœur d’une même phrase. Mais ce rythme chaotique va évoluer vers le franchissement d’un nouveau seuil lorsque s’impose à Darius Kopp la nécessité de trouver un lieu où enterrer les cendres de sa femme. Cette quête du lieu improbable, d’un passage, d’un chemin qui le ramène vers l’absente, le pousse en effet à entreprendre un voyage vers le pays natal de Flora, la Hongrie, pour tenter de comprendre qui elle a été. Dans ce périple vers l’Est, il trimballe – outre l’urne funéraire – la culpabilité de n’avoir pu empêcher ce drame, ses souvenirs teintés de tristesse et de ressentiment contre celle qui lui a caché l’existence du journal qu’elle tenait en hongrois, et qu’il vient de faire traduire.
Roman sur la perte irréparable et inacceptable, De rage et de douleur le monstre dit, au-delà de son titre racinien, l’irréductible opacité de l’être aimé. Est-on jamais sûr de connaître celui qui partage notre vie, notre intimité ? Est-on sûr de se rencontrer, de se rejoindre vraiment ? De fait, comment Flora qui a toujours eu honte de ses origines bâtardes (« je suis l’enfant de personne »), disant vouloir tirer un trait avec le passé communiste de son pays, avec les gens et sa langue maternelle ( « Je ne sais pas dire « tramway » en hongrois sans que cela me détruise ») et qui ne parlait qu’en allemand, tout en le traduisant (étant traductrice) dans cette langue interdite – comment, s’interroge Darius avec amertume, a-t-elle pu partager « pendant tout ce temps une vie secrète avec cette langue ? Une relation. Comme si elle m’avait menti pendant tout ce temps. »
La langue : Terézia Mora, née en Hongrie en 1971 près de la frontière autrichienne, traductrice du hongrois vers l’allemand (notamment de Péter Esterhazy), fait bel et bien de la langue une frontière invisible capable de séparer et d’isoler les consciences. Une frontière, semble-t-il, tout aussi définitive et sans recours que celle qui passe « entre les vivants et les morts » et dont la romancière ne pouvait mieux figurer l’implacable réalité que par ce trait horizontal qui dès la première page du roman – Flora étant déjà morte – coupe la page en deux. La partie supérieure consacrée à Darius, bientôt en route vers la Hongrie jusqu’en Grèce en passant par l’Albanie, la Bulgarie, la Turquie et l’Arménie, retranscrit son agitation intérieure, ses éclats de fureur, ses souvenirs du passé qu’il revisite tels des « lieux intérieurs », mais aussi ses rencontres avec des compagnons de fortune, ainsi que ses soliloques avec celle dont il ne cesse d’halluciner la présence – moderne avatar d’Orphée, impuissant à ramener sa « bien-aimée » dans le monde des vivants. En contre-chant, la page inférieure elle – qui reste blanche jusqu’à la page 75 – donne à entendre le journal de cette figure de grande souffrance que fut Flora : notices médicamenteuses, extraits de traduction, citations, lectures (Thomas Bernhard, Jean Améry, László Németh), pensées et transcriptions de rêves. Toute une « étrange matière » (selon le titre d’un recueil de nouvelles, parcouru déjà par le spectre de la folie – Le Serpent à plumes, 2002) qui suinte la honte des origines, la culpabilité dévorante, l’angoisse d’abandon et la détresse de se voir devenir, malgré ses efforts pour s’arracher à cette descente aux enfers, ce qu’elle appelle « le monstre ».
Mêlant les accents de l’élégie intime au souffle de l’épopée européenne, la force du livre, couronné par le Deutscher Buchpreis (2013), tient à la façon dont il traduit et réfléchit en différé un temps qui s’avère avoir toujours été désaccordé, devenu à la mort de Flora un temps scindé, fracturé en deux. Lorsqu’au bout de 590 pages, nous quittons Darius Kopp, il n’a toujours pas trouvé de lieu où enterrer sa femme, lui-même flottant au bord du vide – un lieu âpre où seuls les grands textes (et les grandes traductions) se risquent et tiennent bon.
Sophie Deltin

De rage et de douleur le monstre
De TÉrÉzia Mora
Traduit de l’allemand par Françoise Toraille,
Piranha éditions, 590 pages, 25

Aucun lieu, nulle part Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°167 , octobre 2015.
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