Il aimerait bien trouver sa place, Alex. Être quelqu’un. Ou simplement échapper à l’ennui. Alors, pendant que les gamins de son âge arpentent les couloirs du lycée, lui vole des voitures. Pas pour l’argent, pas même pour l’adrénaline… simplement pour glisser, suspendu au volant d’une Buick Riviera ou d’une Chevrolet Bel Air, au travers de la ville. « Sans aucune intention d’aller nulle part », se rêver autre, inventer « une nouvelle version de lui-même » – comme s’il était « un personnage sorti d’un film, un étranger, un nouveau venu ».
Lorsque les flics l’arrêtent, quelque chose au fond de lui exulte, enfin, avant de s’éteindre à nouveau dans « la solitude vide et glaciale » de la maison de correction où il est envoyé, parmi la meute de jeunes chiens errants que l’institution tente de remettre dans le droit chemin. Redressé, Alex ? Il y a certes la peur, la solitude, la violence – et toujours cette cloison invisible qui l’empêche d’être au monde. Mais il y a aussi les fraternités naissantes, l’apprentissage de la valeur structurante du travail, la découverte de la lecture… et, par-dessus tout, l’esquisse de « promesses à l’horizon » : la prison se fait refuge. Dans le grand vide du dehors pourtant, il faudra de nouveau s’affronter à l’angoisse : retrouver, entre déception et soulagement, la silhouette titubante du père (lui, les Chevrolet, il ne les vole pas, il les construit, entre deux lampées de Wild Turkey), tirer un trait sur l’abandon de la mère et la séparation d’avec le frère. En finir avec le silence cotonneux, le flottement généralisé. Ouvrir une perspective.
Avec ce premier roman, jusqu’ici inédit en France, l’Américain Theodore Weesner (décédé il y a quelques mois à l’âge de 79 ans) témoigne d’une volonté résolument autobiographique. Avec une langue d’une facture très classique, il retrace le Michigan de sa jeunesse à la fin des années 1950, que résument des images récurrentes : la voiture et le cinéma, que fréquente inlassablement Alex (soit la capacité de l’industrie à fabriquer du rêve) et, en contrepoint, la vision traumatisante des corniauds en cage ramassés par la fourrière de la ville, en attente de leur exécution (soit l’interdiction de séjour proclamée à tous les égarés). Pourtant, si peinture sociale il y a, elle n’occupe que le fond du tableau – un tableau plutôt conservateur, dépourvu de toute velléité critique : ces êtres broyés ne le sont que du fait de douloureuses trajectoires personnelles et familiales, jamais par le système, qui est finalement ce qui sauve. Le roman vaut surtout pour le portrait infiniment délicat qu’il dresse des limbes adolescents : entre désirs naissants et vacance intérieure, entre premiers émois sensuels et sentiment panique d’être « perdu dans une rue étrange », Alex, comme suspendu, regarde le monde passer, incapable qu’il est de pouvoir y pénétrer – un être de pure potentialité, multipliant les tentatives maladroites pour échapper à l’invisibilité. Salué lors de sa parution en 1972 aux États-Unis comme « l’un des plus grands romans d’apprentissage du xxe siècle », Le Voleur de voitures est aussi un vibrant hommage au père, et à sa « bonté extraordinaire ». L’art tout en nuances de Weesner saisit ainsi dans la figure de l’homme qui tombe, comme chez celui qui se dresse enfin, le même potentiel de profonde humanité.
Valérie Nigdélian-Fabre
Le Voleur de voitures De Theodore Weesner
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, Éditions Tusitala, 424 pages, 25 e
Domaine étranger Chien perdu
octobre 2015 | Le Matricule des Anges n°167
| par
Valérie Nigdélian
Dans l’Amérique des années 1950, le subtil autoportrait d’une adolescence en déshérence.
Un livre
Chien perdu
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°167
, octobre 2015.