Et si la fin du monde arrivait par les oiseaux ? Et si nous devions assister un jour à « l’éradication du genre humain, balayé par une armée de charognards », des troupes de corbeaux aux plumes comme des armures « qui déferaient le temps », et si « des pluies de volatiles bannis » allaient bientôt jaillir, « vomis du ciel » pour obstruer notre horizon ? Un ensevelissement du monde par les oiseaux, une apocalypse ailée comme on en trouve chez Hitchcock (Les Oiseaux) ou chez Sartre (Les Mouches), c’est la fiction que reprend à son compte Stéphane Vanderhaeghe avec ses Charøgnards.
La traversée de la catastrophe se fera à travers un journal, celui d’un inconnu, habitant d’une petite ville où il se trouve être témoin de la confrontation fatale des espèces. Celle-ci nous est narrée au futur antérieur, c’est-à-dire achevée, mais dans un espace/temps que nous ne connaissons pas encore. C’est l’expérience d’un damné ou d’un prophète, peut-être même d’ailleurs d’un « malade atteint de psychose hallucinatoire », celle en tout cas d’un homme qui à cause de l’angoissant ballet des oiseaux de malheur, va successivement perdre sa femme, sa raison et ses mots. Ces derniers littéralement, c’est-à-dire graphiquement : à mesure de l’avancée du récit, les paragraphes se trouent, les mots disparaissent et les pages s’assombrissent progressivement, jusqu’à ce que le noir les ensevelisse tout à fait. Jusqu’à ce que « l’ère de l’univers de la charogne » l’emporte sur celle des humains.
Il y a toujours ce danger avec les romans graphiques que la forme qui se voulait alliée du fond en estompe finalement les nuances et que les effets visuels altèrent la complexité intellectuelle. Ce risque, Charøgnards l’évince néanmoins en grande partie grâce à l’exigence stylistique de Stéphane Vanderhaeghe pour qui d’ailleurs « tout ou une partie de ce drame se joue directement dans la langue ». L’apocalypse des plumes serait donc une métaphore ? La catastrophe que nous prédit le prophète pourrait être la colonisation du monde par des mauvaises plumes, cette fois au sens allégorique ? Tant qu’il y aura des phrases, des individus qui se répondent, alors n’adviendra pas tout à fait la fin du monde. Mais que les becs viennent à claquer, que le sens se dissolve et ce serait alors la tragédie définitive. Or, à mesure que le récit avance cette hypothèse un drame verbal se précise. Car ce dont le narrateur pâtit le plus dans son expérience, ce n’est pas du manque de vivres ou de lumière céleste, mais bien de l’évanescence des phrases : c’est sa femme à qui il ne peut plus se confier, c’est la radio coupée et les médias indifférents, ce sont les voisins qui s’évaporent.
Tous les moyens de dire s’effondrent successivement et bientôt ne restent plus que ces charognards qui rongent le sens comme l’espoir. Il n’y aura pas, dans ce premier roman, de sortie de secours ni de courant d’air. La mise à mort du langage et, avec lui, de la vie, sera sans appel ni merci. Et c’est peut-être ici la limite du texte : que l’asphyxie à la fin l’emporte, que les mots finissent par abdiquer devant la tâche qui leur incombe sinon de soulager, du moins d’exprimer jusqu’à son terme véritable, le monde.
Blandine Rinkel
CHARØGNARDS DE STÉPHANE VANDERHAEGHE
Quidam éditeur, 260 pages, 20 €
Domaine français L’humanité envolée
septembre 2015 | Le Matricule des Anges n°166
| par
Blandine Rinkel
Un livre
L’humanité envolée
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°166
, septembre 2015.