Si la truculence d’un Rabelais ne vous a jamais rebuté, si la bêtise du couple Ubu de Jarry vous amuse plus qu’elle ne vous agace, si les fantaisies romanesques de Boris Bian vous séduisent, et si l’humour déjanté des Monty Python ne vous tape pas sur les nerfs, alors vous pouvez sans crainte vous aventurer dans ce livre, car c’est un peu tout cela que vous y retrouverez. Sinon, mieux vaut passer votre chemin.
De quoi s’agit-il précisément ? D’un peu de tout, de presque rien, et le plus souvent de n’importe quoi. Presque rien, c’est surtout vrai pour l’intrigue. Qui ne brille pas par sa consistance. Au lendemain d’une révolution, les frères Cyclopus voient débarquer sur leurs terres une singulière caravane : un émissaire de l’État voisin (le général Joaquim Alvarez Felipe dom Franquin, alias Francoquin, réputé pour « son incompétence dans tous les domaines »), envoyé par l’empereur en personne, accompagné de sa fille, sa femme, sa maîtresse (un encombrement qui peut s’avérer quand on part loin de chez soi), et de quelques truands qui défouraillent plus vite que leur ombre. Son objectif est de prendre le contrôle du pays.
On assiste donc d’abord à l’expédition (une odyssée particulièrement drolatique), puis à la rencontre entre les représentants de chaque État, avant qu’une lourde expédition guerrière ne fasse pleuvoir les morts et n’anéantisse purement et simplement les bandes réactionnaires. Une fois la mission accomplie, lorsque la joyeuse troupe rentre au bercail (diminuée de quelques membres ayant trouvé une mort pas toujours heureuse, certains s’étant autorisés à mourir sans dignité, à l’instar du Jésuite qui, en pleine agonie, « glugubait et flofloquait comme un saxophone baryton rempli de gelée de groseille »), il s’est tout juste écoulé une semaine (mais « on dirait que ça fait un an », Francoquin dixit).
Voilà pour la quintessence romanesque du volume. Il serait trop long de faire l’inventaire des personnages. Un échantillon peut suffire : Gros-Chassieux, le Général de Saint-Jobard, Chou-Baby, Rénato Requiem, Jésus-Christ, La Bougresse, Long-Nose… Trop long aussi de recenser les aventures qui permettent à cette très modeste intrigue de s’étirer sur près de 600 pages (la plupart d’entre elles se passent en dessous de la ceinture : « Les filles roulaient dans l’herbette, et les candidats à la possession d’icelles s’entre-matraquaient à coups de bouteilles, bondissaient ci et là, sexe au vent pour gagner du temps »).
Le mieux est de s’engager dans ces pages en sachant qu’il peut quasiment tout s’y produire, à commencer par ce à quoi l’on s’attend le moins. On y verra des Indiens décocher d’authentiques flèches, comme dans les westerns, des hommes se battre en duel à la scie, d’autres s’engager gaillardement dans un concours de jet d’urine, des femmes tomber amoureuses quelques heures après être devenues veuves (se contraignant ainsi à enchaîner sépulture et mariage), d’autres se retrouver « pleines » malgré elles (mais à tant forniquer ce sont des choses qui arrivent), et un des frères Cyclopus enlever la fille unique de Francoquin, d’une manière délicieusement romanesque : par la fenêtre, à l’aide d’une corde et d’un cheval. Comme le dirait un des personnages : « on n’a pas le temps de s’ennuyer car le récit anecdotique rebondit, fourmille et se renouvelle constamment ».
Peu importe finalement ce que ce roman raconte. Et ne raconte pas. Le plaisir est ailleurs. Dans les invraisemblances langagières qui avaient séduit Queneau (à qui l’on doit la première publication du roman en 1967), et qui valent bien celles de Perec. Dans ses fantaisies linguistiques donc (le « marde et mirde » de Francoquin répondant comme un écho au « merdre » du père Ubu), dans ses impertinences grammaticales (« je fûtes », « où que je suis-je »…), dans ses reparties toujours plus ou moins décalées : « Le Général, dit N’a-qu’un-Œil, il coïte. Nous l’indifférons. » Ou dans l’usage singulier que chacun fait à l’oral du passé simple, temps ordinairement réservé à l’écrit : « Où dénichâtes-vous cette fille ? » Ou dans les associations lexicales, qui mêlent la trivialité la plus crasse à un vocabulaire savant (à un moment il est question d’« ophiolâtres », autrement dit d’adorateurs de serpents). Ou encore dans la juxtaposition ininterrompue de situations saugrenues, plus invraisemblables les unes que les autres. Et probablement dans tout cela à la fois (il y en a pour tous les goûts, et Yak Rivais, surtout auteur pour la jeunesse, a plus d’une corde à son arc pour tordre le cou aux conventions romanesques).
Du début à la fin, on « se réjouit picaresquement » dans cette parodie qui est un étonnement permanent, et qui n’en finit pas d’étourdir les lecteurs (au risque peut-être de lasser les moins endurants).
Didier Garcia
Aventures du général Francoquin
au pays des frères Cyclopus
Yak Rivais
Le Tripode, 600 pages, 23 €
Intemporels Héros malgré eux
mars 2015 | Le Matricule des Anges n°161
| par
Didier Garcia
Les aventures de Francoquin, Don Quichotte de la stratégie militaire, par Yak Rivais (né en 1939). Un livre hénaurme.
Un livre
Héros malgré eux
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°161
, mars 2015.